Acte 41 au Pays basque

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« Le Pays basque n’est ni la France au nord, ni l’Espagne au sud, bien que ces deux États y règnent. Ou du moins il n’est pas que l’Espagne ou la France. Si les institutions des deux pays qui le colonisent prétendent entièrement l’administrer, on s’aperçoit en l’arpentant qu’y palpite un monde autre, déroutant, presque anachronique au premier regard : le monde en interstices d’un peuple à la langue aux sonorités plus asiatiques que latines, à la culture vivace, qui se bat pour l’indépendance de son territoire. « Borroka », c’est la lutte, le combat, qui fait d’Euskadi une terre en partie étrangère à nos grilles d’analyse françaises. Les fractures politiques s’y ouvrent à des endroits inattendus, les groupes ou les partis portent des noms à nous inconnus, et l’héritage des luttes de ces soixante dernières années n’a que peu de commun avec le nôtre. Il y a donc de quoi piquer la curiosité de notre génération et des suivantes, qui n’ont pas connu les luttes de libération nationale […]. »

Voici comment débute le dernier livre de la mauvaise troupe, Borroka ! Abécédaire du Pays basque insoumis, à sortir début mai et disponible sur www.mauvaisetroupe.org. Piquer notre curiosité, les Basques venus en « brigades » pour bâtir l’Ambazada avaient su le faire, de rencontres en voyages. Désormais, ce sont eux qui nous invitent et en appellent à notre solidarité en retour à l’occasion du contre-sommet du G7 qui se tiendra à Biarritz du 24 au 26 août. Tout naturellement, la troisième édition de la « semaine intergalactique » se déplacera au Pays basque Nord la semaine précédant l’événement, que toutes et tous espèrent comme « l’acte 41 ». Celui-ci ouvre de nombreuses questions : les surfeurs biarrots prendront-ils la pose devant le porte-avion de Donald Trump au mouillage dans le golfe de Gascogne ? Le président américain swinguera-t-il avec Emmanuel Macron sur l’un des nombreux greens de Biarritz ? Rien ne ferait sans doute plus plaisir au président pour se remettre d’une année éprouvante. Sauf que dans le contexte jaunissime de l’Hexagone, la partie est loin d’être gagnée, et le coup de pub international qu’il escompte pourrait bien se changer en terrible humiliation. Il suffirait pour cela que ceux qui depuis des mois occupent des ronds-points et battent le pavé chaque samedi se joignent aux milliers de contestataires déjà attendus. La plateforme basque contre le G7 nous invite d’ores et déjà à une myriade de blocages et de manifestations tout autour du sommet, pour aller chercher chez eux tous les Macron du monde.

Ce contre-sommet est également une occasion inédite de rencontre entre des histoires de luttes qui d’ordinaire s’ignorent. L’inventivité débordante des révoltes ces dernières années en France aurait tout à gagner à s’épaissir de la longue expérience du mouvement indépendantiste basque. Inversement, celui-ci, confronté à un changement de stratégie fondamental après l’abandon de la lutte armée, est en quête de nouveaux chemins praticables. C’est pourquoi tant de jeunes d’Euskadi sont venus arpenter ceux de la zad de Notre-Dame-des-Landes.

Depuis ces rencontres, il doit être possible de bâtir un contre-sommet qui ne tombe pas dans les travers des actions hors-sol, mais apporte à l’inverse aux territoires où il se tient une énergie au long cours. Apprendre à connaître ce pays et ses habitants, c’est l’un des objectifs de l’ouvrage de la mauvaise troupe, au fil duquel vous apprendrez, entre autres, à quelle hauteur la voiture du dauphin de Franco peut voler, comment s’évader musicalement de la prison de San Sebastian, ou encore pourquoi la centrale nucléaire de Lemoniz, pourtant intégralement construite, n’a jamais été mise en service…

En avant-première, voici donc la lettre L comme Lemoniz :

Milesker ETA, merci ETA, c’est le slogan équivoque peint dans tout le Pays basque le jour – ou plutôt la nuit – où l’organisation se dissout définitivement. Une initiative courageuse quand on sait qu’une telle inscription, au sud, peut vous envoyer derrière les barreaux pour de nombreuses années. Merci d’arrêter ? Merci pour ce que vous avez fait ? Les deux, sans doute. Devant les 200 000 mètres cubes de béton armé de Lemoniz, c’est une banderole qui a été accrochée, rappelant que sans les actions armées de l’organisation, l’uranium aurait sans doute été installé dans cette centrale, par ailleurs en tout point terminée.

C’est au début des années 1970 que l’entreprise Iberduero obtient l’accord gouvernemental pour construire deux réacteurs à Lemoniz. Les premières oppositions émergent en 1974, sous le franquisme, dans les villages alentour. Et dès la chute de la dictature, le mouvement prend une dimension nationale, ce projet devenant le symbole de la souveraineté bafouée du Pays basque. Des comités antinucléaires se créent dans chaque village d’Euskadi et se fédèrent en coordination. Les rassemblements croissent en importance jusqu’à regrouper près de 150 000 personnes à l’été 1977 dans ce petit bourg à 20 km de Bilbao. Ce fut la plus grande manifestation de l’après-guerre en Espagne, et une des plus importantes mobilisations anti-nucléaires qu’ait connue l’Europe.

En 1977, ETA entre dans le conflit. En décembre, l’organisation mène un assaut militaire contre la centrale, durant lequel un de ses militants meurt sous les balles policières. En mars 1978, elle dépose une bombe qui suspendra les travaux, mais tuera deux ouvriers. Peu à peu, le conflit se durcit et en 1979, la plupart des manifestations anti-Lemoniz sont interdites, même si l’affluence demeure spectaculaire : 100 000 personnes manifestent à Bilbao le 27 avril. Lors d’un rassemblement antinucléaire le 3 juin 1979 à Tudela, en Navarre, un policier espagnol tire à bout portant dans la tête de Gladys del Estal Ferreño qui est tuée sur le coup. L’assassin écopera de 18 mois de prison et de la croix du mérite militaire. Le 13 juin, ETA fait entrer une nouvelle bombe de forte puissance dans la centrale, retardant derechef les travaux de plusieurs mois. Mais une fois encore, deux ouvriers y laissent la vie.

Le 12 août 1979, les comités marchent sur Lemoniz et prophétisent dans leur communiqué : « Personne ne devra désormais s’étonner des conséquences tragiques auxquelles cette absence de démocratie pourrait conduire. » En mai 1980, le chef du conseil d’administration d’Iberduero annonce que la centrale entrera en activité l’année suivante « quoi qu’il advienne ». Parallèlement, le chef du gouvernement espagnol réaffirme son opposition à « toute forme de consultation populaire sur Lemoniz ». Le 29 janvier 1981, l’ingénieur en chef de la centrale est enlevé par ETA, qui demande en échange de sa libération la démolition de la centrale. L’État espagnol n’ayant pas obtempéré, le 6 février, Ryan est exécuté. Toute l’activité politique se polarise alors, au grand dam de certains opposants, autour d’un binaire pour ou contre ETA. D’un côté, le nombre d’actions menées par l’organisation contre la centrale est passé de 15 en 1980, à 151 en 1981. Le slogan-phare des anti-centrale devient : « Lemoniz non ! ETA oui ! Encore plus de goma 2 [l’explosif fétiche d’ETA] ! » De l’autre côté, peu après l’exécution de Ryan, une grève générale est appelée contre l’action d’ETA. Les partis politiques modérés (Parti Socialiste et PNB) qui exigeaient jusqu’alors la suspension des travaux et un referendum, virent leur cuti et demandent la mise en service immédiate de l’installation pour ne « rien céder à ETA ». Le 5 mai 1982, Angel Pascuel, le directeur du projet, est lui aussi tué par ETA qui menace quiconque participera à la réalisation de la centrale. Le 10 mai, l’ensemble des techniciens refusent de réintégrer leurs postes. Le 13 mai, Iberduero suspend les travaux « jusqu’à ce que les circonstances actuelles cessent ». Le projet sera définitivement abandonné après le moratoire sur le nucléaire du gouvernement socialiste en mars 1984. Fin 2017, le gouvernement basque évoque la possible transformation de la centrale en ferme piscicole.

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