Se rencontrer en forêt

Là ou les pic-verts eux aussi font « Et Toc ! » contre les arbres

C’est à l’Ambazada, nouvel espace pour l’accueil des collectifs en lutte, que se sont déroulées les 16 et 17 février des rencontres sur les forêts. À travers des balades et discussions, les enjeux politiques liés aux forêts se sont formulés selon plusieurs plans et questionnements. Comment comprendre les processus destructeurs à l’œuvre et se doter de moyens d’action ? A contrario, quels types de pratiques et de cohabitations sont à même de ménager ces espaces et de préserver leur diversité ?

L’Ambazada est située à deux pas de la forêt de Rohanne. C’est là qu’a été prélevé le bois nécessaire à la réalisation de sa charpente. Cette forêt est aussi celle qui a vu naître il y a cinq ans le collectif Abrakadabois, à l’initiative de ces rencontres. Il regroupe une quinzaine de personnes qui prennent soin des parcelles boisées et des nombreuses haies qui jalonnent le bocage. À leur invitation, plus de soixante personnes de diverses provenances et sensibilités se sont retrouvées pour échanger expériences et réflexions sur le thème de la forêt. Étaient présents de nombreux membres du RAF, le Réseau pour les Alternatives Forestières, créé en 2008 pour ouvrir une brèche dans la filière forestière actuelle et susciter un espace d’imagination et de création. Les participant.e.s à l’école des Renardes, qui expérimentent une formation de charpente itinérante, pouvaient dialoguer avec des syndiqués nantais de l’Office National des Forêts, des étudiants de l’école de charpente marine de Guérande et de Douarnenez ou des naturalistes en lutte… Nos ami.e.s de la coopérative Longomaï de Treynas en Ardèche étaient venus avec leurs quatre chevaux de trait pour le débardage des grumes qui seraient coupées lors du stage de bûcheronnage succédant aux rencontres.

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La tête dans le substrat, les jambes dans le houppier

Une première matinée de présentation a permis de comprendre les différentes approches et les combats que chacun mène là où il vit, dévoilant peu à peu certaines problématiques communes. Une promenade mêlée d’observations et de récits sur l’histoire de la forêt de Rohanne a été l’occasion pour Abrakadabois d’expliciter une démarche qui se tient autant à distance du filtre de l’objectivation économique que des fantasmes d’une nature vierge. La balade a aussi permis d’aborder pleinement les problématiques liées à la régularisation des espaces boisés de la zad.

En effet, la forêt de Rohanne n’était plus entretenue depuis le début des années 2000, date à partir de laquelle l’ONF a cessé ses activités lors de la réactivation du projet d’aéroport. Cette forêt est toujours en vie grâce au mouvement de lutte qui s’est opposé à son bétonnage. Depuis l’opération César en 2012, elle est devenue un des épicentres des résistances tout autant que des perspectives que les habitants ont su mettre en place. On s’y balade amoureusement, on l’observe attentivement, on l’entretient et on y récolte des arbres pour répondre à divers besoins. La construction du Hangar de l’Avenir, menuiserie et scierie sur le terre-plein de Bellevue, à deux pas de Rohanne, a permis d’aborder les pratiques de transformations, « de la forêt à la poutre ». La diffusion d’un usage partagé de la forêt et du bois est passée par de nombreux temps d’auto-formation et d’échanges avec des passionnés.

Pendant quelques années, la vacance des institutions a laissé la possibilité d’élaborer des formes de gestion autonomes dans un domaine habituellement extrêmement balisé. Pourtant, à partir du mois d’avril prochain, le Conseil Départemental redeviendra propriétaire de la forêt de Rohanne, ce qui signifie qu’elle devrait être de nouveau soumise au Régime Forestier classique et à une reprise en main par l’ONF. Mais Abrakadabois n’entend pas être évincé de la partie. Le collectif veut donc rechercher un accord qui lui permettrait de garder la relation qu’il entretient avec cette forêt et le soin particulier qu’il lui accorde. Un des objectifs à ce niveau est de remuer les cadres juridiques dans le but d’obtenir une forme de « délégation de gestion » acceptable qui ne remette pas en cause la dynamique coutumière qui s’élabore déjà depuis cinq ans à la zad.

Ce point de vue situé a généré de nombreuses réflexions avec les invités du week-end sur l’actualité liée à la gestion forestière en France. On y a ainsi appris que l’ensemble de la filière bois est en train de se déliter : les scieries ferment une à une, les bois coupés sont massivement exportés à l’autre bout de la planète pour être transformés, le bois-énergie prend de plus en plus de place et des arbres plusieurs fois centenaires finissent en granules. Des salariés en lutte de l’ONF dénoncent depuis plusieurs mois une évolution désastreuse de leur métier où les calculs liés aux facteurs de rentabilité et de productivité prennent le pas sur le soin des espaces « publics » dont ils ont censément la garde. La ritournelle dévastatrice qui guide depuis des années la gestion des espaces agricoles, entre autres, se diffuse maintenant aux espaces forestiers, « ce trésor qui dort » comme l’avait nommé Sarkozy il y a dix ans. Il y a donc une urgence à réinvestir le rapport aux forêts, et à inventer des stratégies face à la logique court-termiste des entreprises et institutions qui les suivent. Certains précurseurs, dans les années 70, se regroupaient déjà pour acquérir des forêts et veiller collectivement sur elles. Ce week-end nous a montré comment cette démarche de mutualisation et de mobilisation se poursuit, à travers diverses expériences : la zad de Roybon en lutte contre l’aménagement d’un Center-Parks, l’association DRYAD (une AMAP drômoise de bois de chauffage), ou encore le collectif Bois 07 en Ardèche qui réunit des professionnels et des habitants, pour « bâtir un circuit court écologiquement responsable et socialement solidaire ».

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Les modes, la réification du moindre copeau et une pluralité d’approches singulières en mycorhize

Depuis plusieurs années déjà, les forêts font couler beaucoup d’encre, remplissent des salles de cinéma et des disques durs. On pourrait s’en réjouir, mais cette tendance n’est pas sans contradictions. La terminologie qui rythme les discours trahit souvent ceux qui prétendent créer une nouvelle approche. Les expressions « capital forestier », « bois-énergie », « trituration », « valorisation des rémanents et des souches pour le pellet » en disent long sur leur rapport sensible aux écosystèmes.

À ces rapports distanciés, hors-sol, schizophréniques ou purement économiques, se confrontent une myriade de perceptions et d’usages nés de modes de vie liés aux forêts. Ces collectifs qui s’organisent autour des pratiques forestières cherchent à développer un lien singulier, vertueux, quasi-magique à ce que ces espaces peuvent nous offrir. De nombreuses histoires, images-force ont ainsi peuplé ce week-end : une forêt mobile qui vit par effondrements, des noces contre-nature lorsque deux essences différentes s’entrelacent, de surprenantes anastomoses qui relient deux êtres. Nous avons imaginé voyager dans l’estomac d’une grive qui libère la graine du gui de son coffre-fort indestructible ou encore « semer de l’eau » comme ces communautés colombiennes qui créent des zones d’humidité en plantant certains végétaux…

Une vie avec la forêt peut se déployer dans un jeu de vases communicants entre diverses pratiques, espaces et contextes politiques. Cette année encore, à la zad, la forêt a tissé le lien entre les chantiers écoles de construction, les formations autour des techniques d’abattage non mécanisé, la taille de piquets en châtaignier pour les enclos du Groupe Vache ou encore la réalisation d’une charpente-action transportée à plus de 200 personnes lors des expulsions en avril dernier. On s’y est retrouvé aussi pour des balades nocturnes où se mêlent rituel et performance, chants et contes à la lueur des flambeaux.

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Savoir faire des communs

Ces deux jours de partage ont donc permis d’aborder pragmatiquement les questions liées à la gestion ou à l’acquisition collective de forêts, ainsi qu’aux formes juridiques, notamment avec l’une des auteures du livre Agir ensemble en forêt. C’est l’un des objectifs que s’est donné le RAF avec la création d’un fonds de dotation ad hoc.

Articulée à cette question des moyens d’accéder à ces espaces, l’expérimentation autour de la transmission était un des sujets les plus concrètement explorés du week-end. Les récentes dynamiques des chantiers écoles illustrent tout ce que peuvent engendrer les notions d’apprentissage lorsqu’elles sont reliées à une éthique et aux us et coutumes qui en découlent. La manière dont le Hangar de l’Avenir s’est progressivement bâti a su continuellement déborder une de ses vocations principales d’atelier de charpente et de menuiserie, pour devenir un lieu abritant des assemblées, une piste de danse, des rassemblements, ou plus récemment l’école des Renardes. Ces dynamiques naissantes permettent d’éprouver ce que signifie bâtir ensemble, en s’octroyant des temps de réflexion autour de l’histoire, de la philosophie, de l’artisanat, etc. De nombreuses questions se posent alors, notamment celle de l’accessibilité et de l’ouverture à ce qui s’élabore empiriquement ici. Comment celles et ceux qui souhaitent connaître d’autres mondes que celui du salariat classique peuvent-ils être accueillis dans ces aventures ? Creusée ici par le biais des pratiques liées aux forêts, cette volonté de repenser l’apprentissage pourrait se diffuser dans bien d’autres champs. Suivant l’inspiration de ses camarades zapatistes, la zad aspire à devenir une « université de la terre ».

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