17 janvier sera jour férié

        Rite de guérison, zad, 17/01/2019 (voir texte plus bas)

Rite et Banquet !

IVème siècle av JC, Chine,

mais aussi, un peu différemment,

11 décembre 2018, 15h, une salle de découpe

« Le cuisinier Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arc-boutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eut exécuté l’antique danse du Bosquet […].

C’est admirable ! s’exclama le prince, comment ton art peut-il atteindre un tel degré ?

Le cuisinier posa son couteau et répondit : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. […] Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. [] Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et agissant avec une pudeur extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent dans un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. »  Tchouang-Tseu

Un bœuf, qui plus tard deviendra bourguignon, est en train d’être découpé. Bouchers et bouchères agissent en rythme, avec des gestes précis et cadencés. Ils sont absorbés par la bête et leurs mains se mélangent au sang, au gras, aux muscles, aux différentes nuances de rouge et de bordeaux que la viande leur expose et leur renvoie comme pour les éblouir. Ils disparaissent à eux-mêmes, se dissolvent dans l’acte de découpe, mêlent le tendre au tranchant, le sacré au profane. Ils agissent de concert et dans un même élan, se livrant à une sorte de danse rythmée avec la bête. Des morceaux de plusieurs kilos, tenus à bout de bras, passent de main en main, de couteau en couteau. Une fois la viande posée, les couteaux écoutent l’architecture des os et des articulations avant de sillonner entre les plis des muscles et rentrer dans la subtilité de la chair, se plier à ses exigences. Les gestes se cherchent jusqu’à devenir naturels. Peu de mots sont échangés. Il y a un arrière-goût de sacrilège. La mort rend sérieux et profond. Le silence et le soin des gestes portés dans la découpe rendent hommage, accompagnent ainsi la bête au-delà de la mort.

Comprendre la vie et la fête implique de se confronter à la mort et de ne pas la mettre à distance. Le 17 janvier, fêter l’anniversaire de l’abandon de l’aéroport nécessitait aussi de nous confronter à la mort d’une certaine idée de la zad. Cette mort, bien que douloureuse, pourrait être perçue comme l’occasion d’un renouveau, de l’édification d’autres possibles qui n’oublient rien de leur passé, mais avancent sans nostalgie.

Jeudi 17 janvier 2019, 9h, champ entre l’Ambazada et la Wardine

De grandes toiles jaune, blanc, rouge, attendent patiemment, étendues sur l’herbe, d’être soulevées et portées au ciel dans un seul geste. Elles sont sereines, fières même, car elles savent que sous elles, ce soir, plus de 400 personnes vont rire et banqueter. Pourquoi ? C’est très simple : il y a un an, jour pour jour, on a dansé toute la nuit à la Vacherit. On a dansé la victoire sur l’aéroport. Et il est très vite allé de soi que le 17 janvier serait un jour férié. Un jour de fête.

10h, labo galettes du Liminbout

Une grande pâte est étalée sur toute la longueur de la table. Elle l’enveloppe, la recouvre comme pour lui tenir chaud. Mais un emporte-pièce arrive et la troue de part en part. La pâte mère accouche de ronds simples ou crénelés qui s’envolent, libres : ils choisissent la forme qui leur sied, raviole ou chapeau de vol-au-vent.

11h, auberge des Q de Plomb

Une odeur de bouillon s’échappe de la grosse gamelle qui se fait chatouiller le culot par le feu doux du piano de l’auberge. Cette odeur est réconfortante, chaude, pleine. Elle donne envie de s’asseoir là, dans la pénombre, et d’écouter le mijotage du bœuf, la tendresse qu’il acquiert lentement, en se laissant fondre dans le vin rouge et bercer sur le lit des petits oignons.

Les toiles, la pâte, le bouillon : tous sont nécessaires pour que le banquet existe. Ils sont des ramifications artérielles avec leur cheminement propre, sillonnant depuis des horizons plus ou moins lointains, mais se rejoignant tous les trois pour irriguer le cœur et lui transmettre leur flux. Ils ont des histoires plus ou moins anciennes mais ce soir, ils vont en écrire une ensemble.

20h15, sous le chapiteau de la cuisine

Tandis que des centaines de flambeaux inondent la forêt de Rohanne et que des chants brandis en chœur se glissent un passage entre la cime des chênes et des pins, une quinzaine de personnes s’activent sous un petit chapiteau. Ils sont là depuis deux jours, cuisiniers et pâtissiers amis, venus de contrées lointaines pour confectionner le festin. Ils ont répondu sans hésiter à ce défi, déraisonnable sous deux aspects : culinaire – préparer des plats raffinés dans des proportions gargantuesques – et logistique. Il a fallu en effet constituer une cuisine hétéroclite, aller réquisitionner dans diverses maisons de la zad, là des assiettes, ici un four, là une grande gamelle inox, ici un autre four (car il en faut des fours, pour cuire de la pâte feuilletée pour cinq cents personnes). Et nos cuisiniers ne sont pas venus seuls : dans leur voiture, on trouve des ustensiles de cuisine en tout genre, de la poche à douille, avec des embouts permettant d’étaler sous de jolies formes la meringue des tartes au citron, au laminoir qui « envoie de la pâte feuilletée » pour les bouchées à la reine et les desserts. Ils ont zesté, laminé, beurré, enfourné, pendant deux jours, se relayant pendant la nuit pour suivre la levée des pâtes et enchaîner les cuissons. Ils sont prêts.

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20h30, sous les deux grands chapiteaux

Les vols au vent aux morilles et aux coquilles Saint-Jacques sont enfin prêts, subtilisés aussitôt par l’armada de serveurs et serveuses qui les distillent sur les longues tables de banquets, étrangement calmes soudain : Yannick Hamon et Erwan Martin viennent d’entonner les premières notes de « Notre Dame des oiseaux de fer ». Les convives se lèvent pour aller danser à leurs côtés.

21h

L’équipe de l’auberge des Q de Plomb livre le bœuf bourguignon. Les serveurs ne reculent devant rien et portent haut et droit le bœuf dans une quarantaine de soupières à fleurs et moulures, accumulées par Claude grâce à son œil aguerri au brocantage.

Dans ces soupières palpite en fait une sorte de symbiose du mouvement anti-aéroport : on a joint et cuit ensemble des morceaux de bœufs provenant de trois troupeaux, liés au mouvement chacun à leur manière.

Il y avait dans ce bourguignon un peu de vache limousine de la ferme de Hervé Eon, un paysan voisin ami qui a soutenu la lutte et continue à nous aider régulièrement et généreusement sur nos projets d’élevage.

Il y avait encore un peu de cette belle et grosse vache normande provenant de l’élevage bovin laitier que Wilhem construit depuis 2015, sans relâche, obstinément. De nombreux veaux bariolés, oranges, marrons, crèmes, blancs, pie, y sont encore nés cet hiver ; dans l’étable, chatouillés par les premiers rayons de soleil, ils frétillent de partir explorer les parcelles de la ferme de Saint-Jean-du-Tertre.

Enfin, il y avait un peu de Jim du Grand Troupeau Communal, ce fougueux bœuf abattu au soleil à cinq ans, âge où la viande est la plus mature chez les Nantais. Il avait pâturé toute sa vie les prairies naturelles du bocage. Il avait mangé un peu de houlque laineuse vers le chantier frais, un peu de trèfle vers saint Antoine. Il était impétueux, sur le qui-vive, comme pour défendre ses vertes pâtures avec ses cornes élancées sous forme de lyre.

Le bouillon a-t-il pris du caractère de ces trois bêtes, et par porosité, des qualités de leurs éleveurs ? Peut-être. Toujours est-il que ça doit lui donner un goût inimitable à ce bœuf œcuménique, d’être permis par cette alchimie vachère.

22h

Les tartes au citron meringuées arrivent avec fracas, elles sont belles et sacrément zestées, elles sont flambées au chalumeau au milieu des gens, et portées sur deux grandes portes transformées en tables de service pour l’occasion. Car « les tables n’existent pas. Il n’y a que des portes qui s’ouvrent sur le monde ou qui le ferment. […] Toute vie appelle. Toute vie commence par une porte. Toute vie est une porte. Inventer une porte puis en faire une table, c’[est] refaire le monde. » (Serge Pey, La Boîte aux lettres du cimetière).

Et comme il y a un an, jour pour jour, ils dansèrent toute la nuit, tant, qu’ils crurent un instant que les périls s’étaient enfin dissipés. Mais il leur faudrait de nouveau se battre, réactiver puissamment le cœur, et se confronter à la possibilité de la mort pour apprécier la vie tout entière.

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Total eclipse of the heart

« Nous ne sommes humains qu’en contact et en convivialité avec ce qui n’est pas humain. » David Abram, Comment la terre s’est tue.

Un an, un anniversaire, un cycle. Un aéroport fantôme qui disparaît avec le goût d’une victoire, mais se révèle âcre lorsque les tractopelles et les gaz ravagent. Le territoire porte la marque au fer bleu des lignes de forces armées, celle aussi des dissensions et des départs.

Tout comme les cellules pluripotentes du triton lui permettent de reconstruire ses organes, régénérer la lutte. Puiser dans sa magie, ses inconscients pour reconstruire son cœur aux ventricules éventrés. Construire un rituel pour réaffirmer l’attachement au lieu, à l’ici, au maintenant, à l’après. Invoquer les liens que chacun entretient, les réseaux, les mondes que la zone humide abrite et qui nous constituent. Réaffirmer les forces qui nous traversent.

Alors

Depuis la forêt dans la nuit, une voix résonne. Et puis d’autres.

À l’orée du bois, dans l’ombre des flammes, un triton de 30 mètres se lève et ondule en direction de la ligne aux yeux rouges drapée dans des publicités.

Robes scintillantes sous les masques de terre crue tourbillonnant à la lumière du tambour accompagnent la bête pour mener le combat.

Se regarder dans les yeux

Attendre l’attaque

Les grandes choses reculent sous les bombes de farine, la ligne se brise, les têtes vacillent, révélant le vide

boum boum

le triton oscille d’épuisement, s’écroule affaibli par la lutte,

son flanc s’ouvre, extraction du cœur, opération à cœur ouvert. Littéralement ouvert. En deux. Ça brille à l’intérieur, c’est plein de trésors.

Sorties des artères, des outres transparentes comme autant de poches des eaux sur le point de crever

il faut boire pour soigner, le liquide est versé, coule de bouche en bouche

et les cellules pluripotentes réparent, rassemblent, suturent.

Tout de rouge velours, le cœur reconstitué est levé pour que tous le voient, le touchent et le replongent dans la plaie où les mains se tendent pour le rattraper et le porter au son de Bonnie Tyler

Total Eclipse of the Heart.

Le phare au loin s’allume, et la fumée rouge colore la foule qui reprend la route, elle est sienne la route, elle est à nous la route, aussi.

Ça vibre et ça crie, ça vocifère, ça discute et ça chante, encadré de gilets jaunes

les entrailles du triton sont fête.

Le monde est à venir, le désir bouillonne de l’accomplir, il se prépare dans le noir quelque chose de sauvage, et qui tiendra bon pour l’éternité.

La mue est en route dans la forêt, dans les champs, dans les caravanes, les cabanes, les maisons, les voitures, dans les pousses de haricots et les douglas, dans les cœurs qui régénèrent et les mains qui claquent et les pieds qui glissent, dans les hululements de la chouette effraie ou les bruits du bruant zizi, dans les charpentes et dans les textes qui s’écrivent, dans la boue du bocage et la mare du triton marbré.

Au matin, sous les volutes dessinées par le gel, il ne reste de traces de la lutte que des corps dégingandés immobiles éparpillés dans l’herbe, qu’un soleil brumeux de janvier réchauffe à grand-peine.

C’est parce que tout le reste a bougé, et bouge encore, brûlant de projets pour réenchanter le monde.