Ronds-points de suspension

Voici le dernier Zadibao de l’année 2018… avant un spécial « 1er anniversaire de l’abandon du projet d’aéroport » le 17 janvier prochain. À cette occasion, nous publierons une édition papier exceptionnelle, avec sa version en ligne. Il n’y aura donc pas de Zadibao le 1er janvier 2018, mais les prochains numéros reprendront tous les premiers du mois.

Sa main tremble en se resserrant autour de son téléphone. M. Latapie est directeur de l’administration servant de médiateur entre l’État français et la zad sur la question des terres. Il vient de sortir de la réunion matinale avec la délégation du mouvement, spécialement convoquée en réponse à la mobilisation annoncée. Il énumère les résultats de l’entrevue : les projets agricoles sur la zad ne peuvent encore pas obtenir de baux et resteront donc précaires jusqu’à ce que les terres soient achetées par le Conseil Départemental. Une opération dont la date reste bien mystérieuse et pourrait arriver au cours des cinq prochains mois, nous dit-on. Nous sommes pourtant venus lever cette incertitude qui continue de rendre difficile l’ancrage des projets agricoles et de la vie ici. Mais la temporalité bureaucratique n’est une fois de plus pas en phase avec celle d’un monde basé sur les saisons, dépendant du sol et du temps qu’il fait. M. Latapie nous dit également qu’il ne peut nous dévoiler les cartes et données qui permettraient de dresser un diagnostic foncier à même d’établir avec précision quels agriculteurs voisins ont profité de la lutte pour agrandir leurs exploitations.

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Le directeur est filmé en direct pour le compte Twitter de la zad. Près d’un millier de personnes regardent le flux, mais ce n’est pas cela qui le rend nerveux. C’est le fait que pour quitter le bâtiment, il doit maintenant traverser la foule des paysans, des habitants de la zad et de leurs soutiens qui remplissent le hall d’entrée. Plusieurs centaines de personnes occupent en effet la DDTM depuis le matin. À l’extérieur, des tables de banquet ont envahi les pelouses du bâtiment administratif et deux tracteurs sont garés comme une haie d’honneur de chaque côté de l’entrée du parc.

Le fonctionnaire ne fait plus seulement face à la délégation siégeant à une table de négociation, mais à toutes les personnes sur lesquelles ses décisions auront un impact direct. Elles le regardent dans les yeux et il voit que ce n’est pas la déception des dominés qui y brille, pas le désespoir des nécessiteux, mais la colère des précaires. C’est une colère mêlée de dignité, dignité inhérente à la désobéissance. Une colère qu’il est bon de rappeler régulièrement à ceux qui détiennent le pouvoir.

Pendant l’après-midi, une chasse au trésor est lancée pour tenter de retrouver dans les bureaux les cartes et documents que l’on refuse de nous fournir. Nous errons en petits groupes dans le dédale de couloirs, sur huit étages. Nous en profitons pour distribuer aux employés un tract expliquant de quelles données précises nous avons besoin pour établir nous-mêmes le diagnostic foncier, accompagné d’une adresse électronique cryptée. On peut espérer que certains documents finissent par fuiter… Il y aurait également de la dignité dans le fait d’y contribuer.

Une brève assemblée se tient dans un hall encore bondé. Les fonctionnaires observent depuis les coins de la salle pendant que nous décidons de mettre un terme à l’occupation pour aujourd’hui et de revenir si la situation stagne. Pourquoi ne pas finir avec un spectacle de magie ? Un appel est lancé : « Magic Michel, Magic Michel ! » Il sort humblement de la foule, vêtu d’un pull bleu digne des années 1980 et sort un paquet de cartes. Tous les yeux, y compris ceux des représentants de l’administration, fixent ses mains. Il raconte l’histoire de la lutte de la zad pour les terres collectives via un tour de cartes magistral, au cours duquel les Conventions d’Occupation Précaires se transforment instantanément en baux. Les fonctionnaires n’auraient jamais pu se douter que le dernier geste des « zadistes » occupant leur bâtiment serait exécuté par un magicien.

Le soleil d’hiver effleure le bocage tandis que nous revenons de la métropole. Une fois de plus, désobéir ensemble a été joyeux et nous a permis de ne pas nous laisser noyer par le processus d’autodéfense administrative. Quelques jours plus tard, la capacité de désobéissance d’une partie conséquente du pays allait être incarnée par le plus banal des objets du quotidien : le gilet jaune.

Qui aurait imaginé une révolte de personnes habillées de vêtements de sécurité, et se soulevant contre l’arrogance et l’hypocrisie de la culture métropolitaine, du gouvernement, de la centralisation ? Qui aurait pensé qu’elle déploierait des formes d’action directe à une échelle plus large que nous ne l’avons jamais imaginée ? La presse a eu beau ressasser durant des jours l’idée que ce mouvement était désordonné, 2000 blocages simultanés dans tout le pays au premier jour d’un mouvement est un résultat à faire pâlir d’envie les syndicats majoritaires. Certains d’entre nous ont endossé le veston fluo, malgré les peurs distillées à propos de la proximité supposée des gilets jaunes avec l’extrême-droite. Nous savons pour l’avoir vécu que les médias aiment à engendrer caricatures et épouvantails, afin peut-être que nous restions chez nous.

Ce qui a effrayé tant les gouvernants que les commentateurs fut l’imprévisibilité de la foule du 17 novembre. Ils paniquaient : « Que voyez-vous ? », « Où vont-ils ? » Il n’y avait ni centre, ni organisateurs, c’était sincèrement spontané, profondément hétérogène et pourtant totalement interconnecté. « Inédit » fut le mot le plus utilisé ce jour-là face à une nébuleuse jaune que personne ne pouvait vraiment appréhender et donc gérer, ou réellement récupérer, que ce soit à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche. Ce qui se passait était effectivement ingouvernable.

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Ce mouvement a remplacé les discours des leaders syndicaux et des partis politiques par la possibilité pour quiconque de diffuser partout une déclaration vidéo en selfie, à même de se propager instantanément, d’inspirer d’autres actions ailleurs ou de faire infuser une idée partout. Le récit et l’analyse de « l’événement » – c’est bien cela le plus crucial pour ceux qui veulent cadrer – ne subissaient aucun carcan, et revêtaient un caractère autonome et diversiforme. Mais que se passe-t-il lorsque personne ne souffle à l’oreille du peuple ? Lorsqu’aucune plateforme de revendications ne vient reformuler ses mots et ses désirs ? Eh bien il se passe des choses comme « on veut vivre, non survivre ». Les journaux ont aimé cette formule, elle claque, ça leur fait un bon titre. Ils ont moins aimé les phrases assassines contre l’État. Alors qu’en réalité les deux s’allient parfaitement. En tout cas leur contiguïté nous plaît, à nous qui avons cherché à nous organiser de manière autonome pendant six ans, ici à la zad, contre un projet d’État. Sur les ronds-points, ces derniers jours, le soulèvement des gilets jaunes a mis en lumière les lignes de rupture des années à venir. Entre un capitalisme soi-disant « vert » qui veut faire payer aux pauvres les dommages irréversibles que ses parangons ont causé, et ces mêmes pauvres qui ne sont pas si dociles qu’escompté. Le changement climatique et donc l’effondrement de nos possibilités de survie est la contradiction interne principale du capitalisme actuel. Et nous faire payer la gabelle sur son désastre ne la résoudra pas.

D’ailleurs, ce n’est pas en cherchant à résoudre les contradictions du système que nous nous fraierons un chemin praticable. C’est, nous en sommes persuadés, en suivant le sentier sinueux d’une lutte contre ce et ceux qui provoquent et entretiennent la catastrophe environnementale et sociale. Ce sentier-là n’est certes pas le plus confortable, mais c’est celui que nous tentons de défricher.