Visage masqué de bois et de mousse, son chant léger s’élève et résonne d’un chêne à un hêtre, d’un bouleau à un tremble, d’un houx à un douglas. Cette nuit, les arbres sont autres, leurs étranges figures se font vacillantes. Elle s’avance puis lentement s’immobilise, son flambeau dévoilant ces mots : « Vive les Communs ! Vive les Demoiselles ! » La cohorte de ses suiveurs peine à lire tant il fait sombre. Il n’y a pas de lune. Soudain, une chouette prend la parole, suivie un peu plus loin dans le bois d’un autre personnage du fond des âges. Elles sont là, ces « demoiselles », les mêmes (ou presque) que celles qui avaient guerroyé au XIXe siècle pour que les forêts ariégeoises demeurent des communs.
La petite foule sera pourtant projetée dans le présent de ce 29 septembre 2018 lorsqu’elle découvrira, faiblement éclairée, une des cabanes détruites ce printemps. Passée la lisière, l’étrangeté finalement s’évanouit, et l’on se rappelle que l’on marche au sein d’une déambulation théâtrale donnée pour un rassemblement à la zad, bien nommé « Terres Communes ». Nous nous regardons, un peu hagards. Nous étions plusieurs milliers ce week-end, cela faisait longtemps que nous n’avions pas été aussi nombreux sur ces terres. Mais ce soir, par petits paquets, tout le monde ou presque s’en retourne.
Presque, disions-nous, car aussitôt rangés masques, barnums et cantines, de nouveaux arrivants font leur entrée à Bellevue. Ils viennent grossir les rangs du « chantier école », qui poursuivra un mois durant la construction du Hangar de l’Avenir, véritable cathédrale sylvicole, désormais prête à abriter l’atelier de menuiserie et de charpente. Dehors, la grande scie crâne désormais sur son banc.
Le bâtiment est apparu à l’automne 2016, taillé dans les grumes par 80 charpentier.es traditionnels. Et de son extraction de l’arbre jusqu’à sa couverture en ardoises en 2017, chaque étape a pris la forme de « chantiers écoles », à mi-chemin entre l’université populaire et l’atelier artistique. L’apprentissage y est aussi crucial que le résultat : on met autant de soin à la transmission d’un geste technique qu’à l’exposé de concepts philosophiques, autant d’attention à la vie partagée qu’au rendu final.
Pendant tout le mois d’octobre, ces quarante joyeux compagnon.nes, professionnels de la charpente ou néophytes découvrant l’usage du marteau, ont travaillé et appris ensemble. Ils ont bâti, cloué, scié, mais les outils ont également bien souvent attendu dans les sacoches. Les mains et l’esprit libres, ils ont pu écouter les conférences sur les écoles d’art et d’artisanat révolutionnaires, les présentations pointues détaillant le trait de charpente, les discussions autour de l’histoire cachée des compagnons et des confréries du pays nantais, le séminaire de philosophie démêlant les différences entre « travail » et « œuvre ». Ils ont aussi marché en forêt, rencontré, qui sait, des demoiselles perdues dans l’espace-temps, puis de retour au hangar, imaginé les entrelacs de vitraux qui embelliront un jour la façade…levée à la fin du chantier !
Mais comme tous les projets ici, ce hangar, construit en bois massif pour durer des centaines d’années, n’a aucune garantie de pérennisation. C’est pourquoi au milieu du chantier, le 12 octobre, les outils ont une fois de plus été mis de côté pour faire une petite balade en ville, et accompagner une cinquantaine de tracteurs à un rassemblement devant la préfecture, dans laquelle se déroulait le comité de pilotage. Cette mobilisation visait à marquer l’engagement bien vivant du mouvement en faveur des projets portés par les occupants de la zad. Ce petit film vous donne l’ambiance et les enjeux de notre journée.
Nous avons obtenu, à l’issue de ce Copil, que les COP que nous avions signées le 4 juin soient renouvelées en décembre prochain, et éventuellement transformées en baux « dès que les porteurs de projet seront prêts à s’installer officiellement » (ce qui est, de fait, le cas). Un doute demeure toutefois : ces COP seraient annulées automatiquement en cas de changement de propriétaire. Ce qui est en passe d’advenir au premier trimestre 2019, puisque le Conseil général souhaite se rendre acquéreur de la majorité des terres de la zad. Cette annulation serait impossible avec des baux, c’est pourquoi nous en exigeons dès maintenant, que ce soient pour les occupants ou pour les paysans historiques. D’autant que la Préfecture a annoncé que les agriculteurs déjà compensés pourraient en signer pour les 330 ha de terres qu’ils cultivaient avant 2008. Une attribution automatique à ce niveau est pour nous inacceptable.
Quant aux « terres conflictuelles », la préfète (qui quitte son poste le mois prochain) a beau se targuer d’une résolution de la situation, Mika, paysan-boulanger, n’a toujours aucune parcelle pour cultiver ses céréales l’année prochaine. Par contre, concernant les terres de la ferme de Saint-Jean-du-Tertre et de la Noë Verte, l’État n’a pas tranché en faveur des cumulards, et les occupants continueront à les cultiver. De plus, plusieurs centaines d’hectares de terres supplémentaires, notamment celles où des départs en retraite sont prévus dans l’année qui vient, pourraient éventuellement aller à de nouvelles installations.
La situation demeure quelque peu précaire en ce qui concerne l’habitat. Les cabanes qui ont été bâties hors des zones constructibles sont toujours menacées, aucune « régularisation » ne leur est proposée. Quant aux caravanes et cabanes autour des lieux en dur, elles ne semblent pas du goût des autorités qui voudraient les voir disparaître, alors que les maisons n’offrent pas assez de place pour tous les habitants. Le conflit est évident, et en l’absence de garanties de pouvoir continuer à vivre ici dignement, les occupants ont décidé ensemble de refuser la venue de France Domaines, qui souhaitait évaluer les bâtiments de la zad en vue de les vendre au Conseil Départemental ou à des privés. Afin de pouvoir les acheter collectivement, nous créons actuellement un fonds de dotation. Il lancera ses premières campagnes de dons dans les semaines qui viennent.
Enfin, en ce qui concerne la forêt, elle devrait être gérée par l’ONF, « en y associant les habitants qui souhaitent y participer » (dixit la Préfecture dans ce langage vide de sens et d’engagement qui lui sied tant). Nous devons donc nous battre pour que le mouvement puisse effectivement continuer à prendre soin de ces bois, ce que le groupe Abracadabois fait depuis des années.
La bataille pour l’usage des lieux bat donc son plein, et nous savons que seul le rapport de force pourra nous permettre de continuer à faire vivre l’idée de commun ici. Nous vous invitons donc le 15 novembre prochain à 10 h pour un rassemblement devant la DDTM à Nantes. Nous y exigerons des baux pour tous les projets, le dévoilement du diagnostic foncier que l’on nous refuse depuis des mois (et qui mettrait pourtant en lumière les exploitations qui se sont agrandies grâce au projet) et la priorité aux nouvelles installations.