Personne n’a pu traverser le centre-ville de Nantes cet été sans voir les centaines de tentes couvrant le square Daviais, les centaines d’exilé.e.s à la rue sous la canicule. Certains viennent tout juste d’arriver d’un long périple. D’autres sont en France depuis des mois, voire des années, et sont aux prises avec un autre périple : celui de l’administration, des contrôles policiers, de l’inaccessible asile, de l’absurdité kafkaïenne du traité de Dublin.
Nul n’a pu non plus rester indifférent à la vague de réquisitions de bâtiments depuis novembre 2017 à Nantes : ancienne école des Beaux-Arts, faculté, château construit par un négrier, ancien EHPAD, square au cœur de la métropole, lycée… Cette année, un mouvement d’auto-organisation a permis à de nombreux exilé.e.s de faire face collectivement à une situation de précarité extrême. Prendre des bâtiments vides pour ne pas finir en tente quechua, entassés, à la merci d’une police raciste ; la dernière tentative d’ouverture collective date du 7 septembre dernier. Prendre des bâtiments, mais prendre la rue aussi, pour manifester, battre le pavé contre les frontières et les expulsions, comme le 31 mars à Nantes. Prendre sa vie en main, comme lorsque les exilé.e.s préparent quotidiennement plusieurs centaines de repas pour eux et leurs camarades à l’Autre Cantine.
Alors que partout en Europe, l’extrême-droite xénophobe s’affirme comme une force politique en expansion, à Nantes un mouvement d’hospitalité et de refus des frontières dépasse les cercles militants habituels et s’oppose en actes à la politique de la mairie et de la Préfecture vis-à-vis des exilé.e.s. Nantes fait écho en cela à de multiples initiatives similaires dans différentes villes de France. À l’heure où les exilé.e.s sont parqué.e.s dans des camps en Libye, où les noyades en Méditerranée sont quotidiennes et banales, il est plus que temps qu’un mouvement se dresse en France et en Europe.
À Nantes, la succession des expulsions a dévoilé crûment que derrière le pathétique vernis humaniste dont se parent Nicole Klein (préfète) et Johanna Roland (maire), il y a une politique de traque, de tri, un traitement néocolonial des exilé.e.s dans la continuité des pages les plus sombres de l’histoire négrière de Nantes.
Retour sur presque un an d’expérience avec cinq ami.e.s, avec ou sans papiers, qui ont vécu les occupations de l’automne dernier. Un an de rencontres et de bouleversements. Cet entretien a été réalisé au cours de l’été, et sera publié en deux parties. Il retrace l’histoire récente du mouvement à Nantes. Il raconte comment des personnes ont tenté, tout en parant à l’urgence, de construire une résistance locale, une expérience commune de lutte contre l’Europe forteresse.
Automne 2017 : Entrer aux Beaux-Arts
E : L’idée de base, en lançant l’occupation des Beaux-Arts, puis d’un bâtiment dans l’aile Censive de la fac, était de permettre aux gens qui voulaient faire quelque chose, mais qui ne savaient pas comment, de trouver un endroit où se rendre pour rencontrer des personnes. On voulait vraiment partager un espace de vie et de lutte ensemble. Nous, on s’était rencontré.e.s autour de la question des mineurs isolés, et on a constaté qu’ils n’avaient pas d’endroit où aller, qu’ils s’emmerdaient grave et qu’ils connaissaient pas trop de jeunes de leur âge. Tous les gens qu’ils fréquentaient c’étaient des militant.e.s, des bénévoles, des personnes de la Cimade ou du Gasprom1, ou de Médecins du Monde, et on avait envie d’être entre jeunes, quoi. On avait vraiment envie d’avoir un espace où on pouvait faire plein de trucs : des projections de films, des cours divers et variés, de la peinture. Et ouais, il y avait cette idée de pouvoir occuper et s’occuper.
L’occupation des Beaux-Arts a marqué quelque chose de nouveau et de fort, aussi parce que ça s’inscrivait dans l’échelle nationale, dans une prise de conscience de pas mal de gens que la question de l’exil devenait centrale. Elle était de plus en plus présente dans les médias, et elle s’opposait aussi à la montée de l’extrême-droite. Il y a eu plein d’universités qui ont essayé d’occuper, à Grenoble, à Lyon, Toulouse, Paris. Donc on a aussi été pris au milieu de tout ça.
P : C’était vraiment plein de nouvelles personnes ! Moi, par exemple, je suis arrivée dans la lutte le jour des Beaux-Arts. J’étais à la manif, parce qu’on m’avait prévenue à la formation du Gasprom. On m’a dit : « Va y avoir un truc, je peux pas t’en dire plus, tu viens à Bouffay, on partira faire une farandole, avec des parapluies… »
E : C’était un gros coup de pub, les Beaux-Arts. Sans cette occupation, je ne pense pas qu’un mouvement aurait pris derrière, avec la même intensité. Le lieu était impressionnant, il y avait toute une mise en scène aussi. Ça, c’est des choses qui nous sont reprochées par certaines personnes, mais on avait l’envie d’utiliser les médias. On avait des capes bleues, et des bandeaux bleus pour cacher nos yeux pour aller distribuer des petits tracts. On avait parodié la com’ de la mairie de Nantes sur « les quinze lieux à ré-inventer » avec une « participation citoyenne ». On avait joué là-dessus, pour dire : « Ok, nous on a un projet, le voici ! » Tout ça mélangé, c’était une recette qui a bien marché. Et derrière, en moins de 24 heures, une expulsion violente. Je l’ai vue comme un électrochoc pour beaucoup de gens. Quand on voit la manif qu’on a faite ce jour-là, on était 150 peut-être, avec toujours les mêmes têtes, les habituels. Et la manif suivante on était 1000 !
P : Je me souviens que pendant l’expulsion, il y avait des gens qui arrivaient du marché avec des légumes, et qui demandaient : « Mais on vous les donne comment maintenant ? » Cette expulsion était vraiment violente. Moi, j’étais à la porte, donc j’ai tout vu. Au début on était deux, et à la fin, à force de raconter ce qui se passait, les gens sont tous restés. On était hyper nombreux.
N : Nous on a essayé de fuir par la fenêtre, quand un jeune a chuté et s’est cassé les chevilles. Un policier nous a dit, à moi et mon ami, de retourner à l’intérieur. Après, on est restés là-dedans, dans la cour des Beaux-Arts, un bon temps. Tu ne peux pas manger, même cracher ils refusaient, ils prenaient des photos… Et pendant ce temps-là, il y avait un communiqué de la mairie de Nantes qui est sorti pour dire « qu’il n’y avait aucun mineur dehors, que tous les mineurs étaient relogés » et qu’ils allaient nous donner dix appartements pour les mineurs. Jusqu’à présent on n’a pas vu les dix appartements.
E : Johanna Roland s’est complètement loupée sur sa com’. Elle a expliqué que c’était pour la sécurité des jeunes qu’elle les a remis à la rue !
N : Une fois on est retournés à la préfecture, et on a revendiqué ces dix bâtiments. On nous a dit qu’on allait nous les donner, vers Chateaubriand. Mais qui va aller à Chateaubriand ? Personne n’a de carte de bus !
Hiver 2018
Occuper la fac
N : Après l’expulsion, on est resté.e.s quelques jours à la rue. Mais, à quelques-un.e.s, avec les étudiant.e.s, on voulait ouvrir la fac. Donc on l’a fait. Au début tout le monde a eu peur, peur de la police. Après quelques jours on a appelé tout le monde et on a dit : « venez maintenant, la police ne vient pas ». Et là, les gens sont venus. Mais il y en a qui ont mis un mois avant de venir.
E : Le premier mois et demi à la fac de Censive était génial. On était une cinquantaine à habiter, peut-être une vingtaine de personnes françaises et une trentaine de jeunes exilé.es. C’était la grosse coloc’ quoi !
N : Après, les gens sont venus beaucoup, beaucoup, et à un moment il n’y avait plus de place. À un moment on a su que maintenant, si les migrant.e.s appelaient le 115, c’est le 115 qui leur indiquait d’aller là-bas. Ils disaient : « allez-y à la fac, y’a de la place ». Il y avait même des familles qui venaient, mais on n’avait plus d’endroit pour eux. Alors on a ouvert le château aussi. Après, on nous a appelé.e.s au tribunal pour aller faire le jugement. Et là, les gens ont beaucoup eu peur…
P : Et donc beaucoup restaient à Censive, car comme il y avait des menaces d’expulsion sur le château, il n’y avait pas beaucoup de monde. Mais les soirs de grosses menaces d’expulsion, le château était plein. Des soirées où je rentrais du boulot, il y avait 200 personnes dans l’escalier du château au cas où la police viendrait.
E : De nombreux soutiens nous ont dit : « vous en voulez trop, faut laisser tomber le château », car la présidence de la fac faisait du chantage, en menaçant d’expulser les deux lieux si on ne laissait pas le château en paix. Au cœur du mouvement, cette question a représenté beaucoup de discussions, et finalement c’est la volonté « d’élever nos standards » et d’avoir tenu tête, qui nous a permis de maintenir un gros rapport de force. Au début, nos réunions étaient très houleuses avec la présidence. Une forme de négociation, mais pas vraiment, parce que c’était nous qui imposions ce qu’on voulait. Et il y avait toujours plein de soutien. D’ailleurs, on en a fait baver à Gastineau, le directeur de cabinet adjoint de la fac, qui était notre interlocuteur.
N : Et l’autre, Paul Fattal, qui, lorsqu’il a eu trop de pression, nous a dit : « Moi, je suis immigrant comme vous… » Je lui dis : « Non, tu fais pas partie de notre immigration, pour toi c’était une immigration choisie. Je vais te donner les explications sur comment moi je suis venu ici. Et toi aussi, tu expliques pour toi ». Il me dit : « Moi, je suis venu quand il y avait la guerre au Liban. » Je lui dis : « mais toi tu es venu par vol », il dit : « oui ». Et je lui dis : « Moi, comme la plupart d’entre nous ici, j’ai fait huit mois d’esclavage en Libye et après ça, j’ai fait de la prison. »
S : C’est intéressant de voir comment l’université a géré ça. Il y avait eu des grosses assos, des petites assos, l’intersyndicale et plein de gens qui soutenaient l’occupation. Ça commençait à être un petit peu le zbeul. Et donc d’abord, la volonté de l’université était de ne pas négocier avec les exilé.e.s et d’autres gens qui y vivaient, mais avec des associations extérieures. Il y avait les gens de la Ligue des Droits de l’Homme et tout ça qui essayaient de s’immiscer dans les négociations. Mais cette tentative de phagocytage a échoué, car les exilé.e.s étaient motivé.e.s d’y aller eux-mêmes.
Après cinq mois d’occupation et de ping-pong des responsabilités entre la présidence de la fac et les pouvoirs publics, les locaux occupés de la faculté et le château sont expulsés en mars. Quittant la périphérie de la ville, le collectif d’occupation décide d’investir dès le lendemain un ancien EHPAD au cœur d’un quartier huppé nantais. S’imposant ainsi dans le centre-ville, la problématique des exilé.e.s est visibilisée davantage, elle devient incontournable pour les pouvoirs publics. Cette visibilité accule la mairie et la Préfecture à ne pas pouvoir expulser immédiatement et à devoir se confronter aux nouveaux occupant.e.s de l’EHPAD.
Printemps 2018 : Négocier un EHPAD
E : Au début de l’occupation de l’EHPAD, on a commencé à négocier parce que, vu notre position dominante à la fac, nos réunions houleuses avec la présidence étaient plutôt chouettes. Et là, le nouveau propriétaire était Nantes Métropole. Donc on a carrément eu la mairie. Quand on est rentrés dans l’EHPAD, quand la police a essayé de rentrer au pied-de-biche, en même temps dehors, il y avait un élu qui était en conversation avec Johanna Roland, pour qu’elle appelle Nicole Klein et lui dise de retirer ses troupes.
On n’a même pas pu fêter la victoire, on a à peine eu le temps de célébrer ça dans la rue, qu’on nous a dit : « on fait une réunion tout de suite ! » et qu’on s’est retrouvés à une table ronde sans comprendre ce qui se passait. Il y avait Aïcha Bassal (adjointe au maire) et d’autres gens du cabinet. On voulait essayer de gagner du temps. On a fait une réunion avec les habitant.e.s, puis une commission plus petite, et les gens ont commencé à se dire : « ok, on veut ça, ça, ça ». Donc, on est arrivé.e.s avec une grande liste de revendications, parce qu’on pensait qu’on avait un bon rapport de force et qu’on pouvait obtenir des choses. Ils ont fait quand même l’annonce de prendre en charge l’EHPAD et de le transformer en centre de tri [CAES, Centre d’Accueil et d’Examen de Situation], et ça, ça a fait débat ! Parce qu’il y avait des habitants qui voulaient un centre de tri, du genre : « moi je m’en fiche, je pense que j’aurais mes papiers, les autres je m’en fiche ». Et puis, beaucoup d’habitants qui étaient contre.
Mmn : On voulait tenir… et après, même si on devait céder le lieu, on voulait faire en sorte que les gens qui habitaient le lieu, que tout le monde soit logé, même si ce n’était pas sur place. Ça allait pour tout le monde, sans conditions, que ce soient des gens qui soient dublinés2 ou pas. Il y avait cette peur d’être mis.e de côté, ou d’être pris.e pour être envoyé.e dans des centres de rétention.
Mam : Au début, beaucoup de personnes avaient confiance, que si l’État prenait ça en charge, ils allaient essayer de régulariser beaucoup de personnes. Il y avait beaucoup de dubliné.e.s qui étaient là-bas, et on espérait qu’on allait leur enlever leur statut de dubliné.e.s. On a vu que c’était le contraire.
E : Une autre chose, c’est que ça a été très très dur de faire accepter à la mairie qu’il y ait des exilé.e.s qui puissent venir à la négo. Une fois, à la fin d’une réunion, il y a le directeur sécurité et tranquillité qui est venu me voir et qui me dit : « mais il faut sortir de votre logiciel, vous savez, de vouloir faire à l’horizontale, de vouloir faire ensemble, de ne pas vouloir se déplacer à deux », parce qu’au début on devait être deux à venir. Sauf qu’on voulait venir à dix, parce qu’on est un collectif. Et oui, il y a eu ces propos-là en off, parce que selon eux on perdait du temps, c’était plus long avec les exilé.e.s.
La première réunion on l’a faite dans le squat, dans la salle de cours, qui était ouverte, mais où les gens ne faisaient que passer. Et pour la deuxième réunion, on voulait les mettre dans la salle commune, on voulait pouvoir permettre à tout le monde d’assister à la réunion. La tête de Bassal quand elle a vu ça… On avait installé une jolie table avec une nappe dessus avec les banquettes et les chaises autour. Et voilà, on s’assoit autour de la table, et elle nous regarde et nous dit : « la salle où on était la dernière fois, c’était très bien, hein » (rires partagés). Ils étaient mal, les gens de la mairie et compagnie, de s’asseoir à cette table. Y’avait des gens partout !
Une fois, Aïcha Bassal s’est fait moucher par une gamine, qui lui a dit : « Mais attendez, vous nous dites qu’il n’y a que 120 places, mais nous on est plus que 120, on va faire comment, vous êtes en train de dire qu’on va retourner à la rue ? » Tout le monde a eu un respect énorme pour la petite gamine, qui était venue s’imposer. Bassal qui lui répond comme si elle nous parlait à nous. Mais la gamine, elle s’est pas laissé démonter, elle lui a reposé la question sans cesse. C’était un sacré moment.
E : L’hypocrisie de la mairie c’est ça, c’est que la première réunion où on va, ils disent : « c’est 120 personnes maximum », et on leur dit : « Mais attendez, comment on va faire ? On est 180 ! » Ce sur quoi on nous répond qu’on a qu’à se débrouiller !
N : Moi, je leur ai dit que je ne pouvais pas voir un frère africain dans la rue, qui souffre, là où il y a de la place. Forcément, ça allait dépasser le nombre qu’ils voulaient, parce qu’il y a plein de personnes qui dorment dans la rue. En plus, il y a beaucoup de gens qui étaient envoyés par le 115.
P : Et par France Terre d’Asile3 aussi.
E : Il y a eu beaucoup de débat autour de la question de continuer à négocier, ou de rentrer dans une procédure squat. Nous, je veux dire la plupart des gens avec des papiers et un toit, ça nous aurait plu de maintenir une confrontation et d’être en procédure squat. Et en même temps, parmi les exilé.e.s, il y avait des gens qui espéraient aussi des propositions.
Quand la préfète a dit : « Ok, on ne fait pas un CAES, donc un Centre de tri, mais on va en faire un centre d’hébergement d’urgence inconditionnel, on n’appliquera pas la circulaire Collomb », c’était le 30 mars, donc la veille de la manif du 31 mars4, ils avaient quand même bien pensé leur truc. Sur le moment on est certain.e.s à s’être dit que c’était cool, une belle avancée. Après l’occupation de la fac, il y avait eu les 40 places proposées par la fac avec une prise en charge des frais de scolarité, de nourriture… Donc on s’est dit : « occuper, lutter, ça permet des petites avancées, on peut gagner des petits trucs ». On était content.e.s, mais en même temps un peu mitigé.e.s, parce que c’était ridicule ce qui était proposé par rapport aux besoins. Toujours en tête qu’on pouvait se faire embobiner. Et ça a été le cas, ils ont laissé pourrir la situation au possible, en sachant que les gens continuaient d’arriver, que le mot tournait que Nantes était une bonne destination, et que tu ne dormirais pas à la rue. Et au bout d’un moment tout le monde était épuisé.
P : L’hypocrisie de la mairie était aussi le discours autour des enfants, des familles. Ils nous disaient : « dès qu’il y a des familles, je vous laisse mon numéro, vous m’appelez direct, on va les reloger »… Trois familles arrivent, donc on les appelle direct. Là, ils nous disent : « mais appelez le 115 ». Vous ne croyez pas qu’on l’a déjà fait ? Quand les gens viennent dormir dans un truc aussi grand, où il y a autant de monde, c’est qu’ils ont déjà appelé le 115, qui leur ont dit qu’il n’y avait pas de place. Une famille, puis deux, ont été relogées, puis on les a rappelés avec une liste de sept familles. Ils nous répondent qu’ils ne pouvaient rien faire. À la fin, il y avait des enfants partout dans l’EHPAD. Il y avait un étage familles, un étage mineurs. Le pire était quand ils disaient qu’on devait les refuser. Et alors ? On leur dit de retourner dans la rue, c’est plus digne que d’être dans le bâtiment ? En plus, ils nous avaient filé une liste de questions à poser aux familles, on avait l’impression d’être des journalistes…
E : C’est ça qui nous a un peu écœuré.e.s, on s’est retrouvé.e.s gestionnaires d’un centre d’hébergement, alors qu’en fait on voulait s’organiser politiquement avec les gens.
S : C’est intéressant de voir comment les négociations se font autour des exilé.e.s. Ce sont des acteurs indépendants qui se rejettent la balle, alors que la situation est très simple : il y a des personnes à la rue, Johanna Roland est la responsable de la santé et du bien-être de ces personnes qui sont sur ce territoire, elle doit mettre en place une solution d’urgence. Ils se dédouanent à chaque fois en disant : « On est passés par telle association… » Ce qui est hyper perfide, c’est que les gens avec qui tu négocies, tu dois leur pré-mâcher leur travail. C’est-à-dire que tu leur dis quel est le cadre administratif, et tu dois ensuite faire leur travail à leur place. Tu dois te satisfaire de l’espace qu’on te donne pour ça. Et à partir de ce moment-là, la négociation, sans que tu t’en rendes compte, elle vient de t’échapper. Puisque là on vient de te dire : voilà, il faut que tu fasses un travail de guichet administratif. T’es un.e militant.e, t’es là contre les frontières, pour aider les camarades qui sont à la rue, et tu te retrouves à faire un travail de guichet d’État, et à servir de filtre. Finalement, cette façon de faire fait que les militant.e.s qui se retrouvent là-dedans sont complètement déboussolé.e.s. Tu ne peux plus rien faire au bout d’un moment. À chaque fois que tu mets le pied dans la porte, ils vont te tirer ton pied, en disant : « t’inquiète pas on va pas t’expulser », par contre il faut que tu fasses ça, ils vont t’amener par ici, par là. Et derrière, en sous-main, sans problèmes, ils vont faire venir France Horizon5, virer les promesses… et finalement te remplacer.
Une fois qu’on en arrive à ce moment–là, on a la tête dans le guidon. Soit on dresse des barricades devant le lieu et on arrête tout, mais dans ce cas–là tu perds ceux avec qui t’as commencé la lutte. Finalement on est dans une éternelle urgence, on sait très bien que le problème c’est les frontières, et la façon dont l’Europe traite les personnes qui les traversent. On va parler d’urgence humanitaire, de crise humanitaire, donc on ne dit pas que la crise est politique. Elle est humanitaire, les gens crèvent la dalle. Mais la question n’est pas là ; les gens crèvent la dalle parce qu’on leur met la tête sous l’eau, on leur dit : « toi, t’es comme ça, toi t’es pas mineur, toi t’es pas ci, toi t’es pas ça » et aujourd’hui c’est ça le gros problème. Donc on pourrait continuer perpétuellement.
On pourrait même aller plus loin, c’est une chose que je dis souvent, mais une fois que t’as tes papiers, et bien tu vis dans un État colonial et raciste, où un Adama Traoré peut se faire descendre dans un commissariat, où Aboubakar peut se faire tuer par un policier, où tu te fais contrôler mille fois… En fait, tant qu’on n’aura pas résolu le problème politique qu’il y a ici, qui est, notamment à Nantes, un problème de rapport à l’Afrique, de rapport à ce qu’il y a de l’autre côté de la Méditerranée… si on ne règle pas le problème de racisme qui continue à nous alimenter, à faire en sorte qu’on ne va pas vouloir rencontrer les autres, à mon avis, ça sera toujours compliqué. Sauf s’il y a un coup d’éclat politique qui permettrait de mettre un stop.
La loi asile et immigration qui est passée, c’est pire que tout. On est dans une Europe des camps. Aujourd’hui les camps n’ont pas des formes avec des miradors et tout. Les camps sont des espaces où on dit à des personnes : « allez, tu vas te mettre là–dedans, tu te tais, tu dis rien. Ah tu contestes, ah oui d’accord, je note ça sur mon dossier ». On fait tourner les gens en bourrique. On les appelle les migrant.e.s, alors qu’ils sont assignés à ne pas bouger d’un espace. On dit : « tu ne bouges pas, t’attends, t’attends ». T’attends dans la précarité, et l’attente ça fait mal au crâne. Combien de copains sont là et pètent les plombs, forcément…
Pour suivre l’actualité des actions et réquisitions avec les exilé.e.s à Nantes :
Comité de Réquisition et d’Action Nantais
1Associations, basées notamment à Nantes, qui font un travail d’accompagnement administratif et de solidarité active auprès des exilé.e.s.
2Le terme « dubliné » fait référence à un accord européen signé à Dublin, qui oblige les demandeurs d’asile à finaliser toutes leurs démarches dans le premier pays dans lequel ils ont été contrôlés. Cela veut dire que, même une fois arrivés en France, certains peuvent se voir renvoyés dans le pays de leur arrivée.
3Association en lien étroit avec les pouvoirs publics, spécialisée notamment dans la gestion des centres d’hébergement des demandeurs d’asile (les actuels CADA).
4La manifestation du 31 mars 2018 appelait à converger dans les rues de Nantes contre toutes les expulsions, à la date symbolique de la fin de la trêve hivernale. Organisée par des habitant.e.s de la ZAD, des personnes impliquées dans la lutte des exilé.e.s, des dizaines d’associations, des étudiants et des syndicats, elle réunira plusieurs milliers de personnes. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l’entretien.
5France Horizon est une association gestionnaire d’établissements et de services sociaux et médico-sociaux. Elle gère notamment les CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion sociale) et les EHPAD, et s’est engagée depuis 2015 dans la « gestion » et la « relocalisation » des exilé.e.s, mettant en place des CADA, CAO, des centres d’hébergement d’urgence, et des hébergements temporaires pour les mineurs isolés étrangers.