Un mois de chantier
La 206 grise se dirige vers le chantier en soulevant la poussière du chemin de Suez. L’amortisseur frappe sa buttée. Elle n’a pas l’habitude des chemins de terre. Dans les fossés, des gens s’affairent à ramasser patiemment, un à un, les débris de verre et de métal que les opérations du printemps ont laissés là, sur les abords de la barricade de Lascar. La voiture tourne à gauche et s’engage sur la voie de l’ancien chenil. Elle rentre dans l’Ambazada, dont la construction a débuté il y a un an, suite à une rencontre entre Basques et habitants de la zad. La voiture s’ approche de cette ambassade des peuples insoumis et se gare entre les deux bétonnières qui tournent depuis le début du mois : l’une pour la chaux des enduits extérieurs, teintés d’ocre ou de terre rouge, la seconde dédiée au malaxage de l’argile des briques, du sol et des murs.
L’homme qui ouvre la portière porte des lunettes, une chemise à carreaux et des chaussures cirées. Ses cheveux gris sont aplatis en arrière. Il n’est jamais venu à la zad. Il vérifie son téléphone : est-il bien à la bonne adresse ? À côté de lui, un groupe pelte la terre argileuse que le tractopelle a ramenée ce matin de Gourbi. Une fois tamisée, elle est envoyée dans la bétonnière pour former l’enduit des murs : trois seaux de terre, deux seaux d’eau, deux seaux de paille hachée et un seau de foin. Le mélange sera laissé au soleil pour qu’il fermente quelques jours, avant d’être appliqué sur les murs intérieurs.
L’homme leur demande quelque chose, eux le regardent avec l’air perplexe de qui ne comprend pas le français. Il avance dans le chantier quand enfin il trouve quelqu’un capable de répondre à sa question. Ici, on vient d’ailleurs, et on parle plusieurs langages. C’est l’objet de ce lieu : inspirer des rencontres au-delà des frontières. On l’accompagne dans l’édifice en construction, en évitant de justesse le chariot de légumes qui court ravitailler la cantine. À l’intérieur, les membres de l’équipe en charge de l’installation électrique du bâtiment dissertent bruyamment. Tous apprennent en faisant, les mains dans les dominos et les disjoncteurs. Des câbles filent dans toute la pièce. On place et on teste les luminaires. Dans quelques jours, la salle sera inaugurée.
Un autre groupe s’attarde sur les finitions de la mezzanine. Celle-ci a été construite et assemblée au rythme de la scierie, en flux tendu. La grume devenue poutre se retrouvait dans les minutes suivantes apprêtée de son tenon et immédiatement assemblée dans la mortaise correspondante. Le menuisier qui sculpte une gargouille dans une solive est prié d’arrêter son œuvre quelques heures, pour laisser à notre hôte le silence nécessaire à son office.
Pour atteindre le plancher fraîchement posé, il gravit l’échelle. Demain, elle sera remplacée par un escalier de chêne et de merisier, qui est en cours de construction à la menuiserie de Bellevue. Quand sa tête passe au-dessus du plancher, un sourire s’esquisse à la commissure de ses lèvres : enfin un objet connu dans tout ce chaos. Il ouvre le couvercle du piano à queue, hissé la veille à l’étage par une équipe venue du Pays basque sud. Il s’assoit devant le clavier et entreprend de tendre une à une les cordes de l’instrument, en collant son oreille sur le bois pour compenser le bruit des pelles, des visseuses et de la scie circulaire, qui dehors ne se sont pas arrêtées.
Ici tout se fait en même temps : le piano, les enduits, la politique. Le terrain fourmille de mains désireuses de se rendre utiles, de se lier à d’autres. Des centaines de personnes ont participé aux chantiers au cours de ces deux années. D’abord, les fondations ont été posées, constituées de poteaux électriques en béton, récupérés dans les anciens stocks des barricades dressées contre l’opération César. Puis le bois de la charpente a été prélevé dans la forêt de Rohanne, à 100 mètres de là, avant d’être scié à Bellevue. On l’a assemblée et levée l’été dernier, lors de la première semaine intergalactique. Les bottes de paille qui forment les murs du bâtiment ont été posées en avril. Elles proviennent des récoltes de la zad, tout comme le chanvre qui isole le toit. Un voisin sympathisant et producteur a même daigné remplacer les ballots qui avaient servi de combustible sur les barricades du printemps. Il y a de quoi faire pour tous, quelles que soient les compétences. Quotidiennement, c’est 50 personnes que la cantine nourrit, et une centaine que le bar abreuve. À la zad, chaque soir pendant un mois, c’est autour de la caravane transformée à cet effet qu’on se retrouve, pour se détendre, se rencontrer, et profiter de l’ambiance festive qui conclut les journées de construction. Et malgré l’ivresse qui certains soirs emporte les participants, le chantier arrive à son terme. Le 26 août au soir, les fenêtres sont posées, la dalle en terre est prête à être bientôt foulée par des centaines de danseurs ; la grande salle s’imbibe d’un air de ragtime, la semaine intergalactique peut commencer.
Une semaine intergalactique
Derrière une grande table à l’écart du public, cinq personnes ont remplacé l’accordeur, elles tendent elles aussi l’oreille, affublées d’un casque audio, et chuchotent des langues différentes. Le regard un peu dans le vague mais les traits marquant une grande concentration, elles psalmodient en castillan, italien, anglais, basque, français, allemand. Parfois, dans une panique de fils mélangés, elles intervertissent leurs micros : l’intervenant a changé. Durant toute la « semaine intergalactique » de la zad, la table ne désemplira pas de ces traducteurs improvisés, piochés dans le public, mais néanmoins capables d’assurer toute l’interprétation simultanée des discussions. Ils le font sans rien demander en échange, heureux semble-t-il d’aider à l’organisation, de mettre en partage leur savoir linguistique avec tous ceux qui écoutent leurs voix dans des oreillettes.
L’une des traductrices a les mains si terreuses qu’elle hésite à toucher le matériel prêté par un collectif international ; ce matin, elle a participé à la récolte des patates. Un autre souffre d’une gueule de bois phénoménale suite au fest-noz endiablé de la veille. Peu importe, ils sont là, infatigables, transmettant les voix des invités du Wendland (Allemagne), de Christiania (Danemark), du Val Susa (Italie), du quartier basque d’Errekaleor, de la friche occupée des Lentillères à Dijon, mais aussi celles de Japonais, de Mexicains, de Kurdes. Avouons-le, nous en doutions, mais il est évident désormais qu’une force organisationnelle est encore bien présente à la zad. Les 500 repas du soir sont servis par des cantines autogérées, l’une d’elle est composée de migrants vivant à Nantes. Certains d’entre eux aussi, la cuisine terminée, profiteront des traductions.
Nous voulions parler d’un internationalisme du présent durant cette semaine intergalactique, mais il suffit de traverser le campement et les bâtiments fraîchement terminés pour s’apercevoir que nous le créons déjà. Pour résister aux expulsions du printemps, l’Ambazada a pu compter sur un important contingent de Basques, ces mêmes Basques qui l’avaient assemblée patiemment de leurs mains et qui sont venus la défendre. Car au fil des chantiers partagés, on se prend à aimer un lieu, jusqu’au point de tout lâcher chez soi lorsqu’il est menacé. C’est bien la force de ces attachements qui a donné une telle envergure à la résistance de ce printemps. Des personnes sont venues des quatre coins du monde pour soutenir la zad, ce qu’elle représente, parce que mille liens les y reliaient. Peut-être est-ce là l’ébauche de cet internationalisme qu’on appelle de nos vœux, celui qui se nourrit d’une solidarité active entre les territoires en bataille, qui renforce les communes émergentes, qui permet le partage d’une force matérielle et spirituelle au-delà des frontières. Et de naître de luttes enracinées, il ne pourra revêtir le caractère « hors-sol » que nombre de rencontres ont connu et qui, trop souvent, les ont rendues vulnérables au poison de la bureaucratisation. Telle est sans doute sa nouveauté.
Il a été question de langues, de cultures, de peuples ou de traditions durant ces sept jours, thèmes bien souvent absents des grands raouts militants. Prendrait-on enfin acte des espaces d’où émergent aujourd’hui les résistances au capitalisme et à son homogénéisation du monde ? L’an prochain, la semaine intergalactique aura peut-être lieu à Biarritz, ville choisie pour organiser, fin août, le prochain sommet du G7. On se prend déjà à imaginer un contre-sommet qui nous surprenne, grâce à la situation si singulière dans laquelle se trouve aujourd’hui le Pays basque. On se dit que là-bas pourrait converger l’énergie des révoltés du monde entier, dans une compréhension, un respect et un appui des dynamiques de résistances locales qui a parfois manqué lors de précédentes éditions.
Mais l’idée d’enracinement n’est pas uniquement spatiale, elle est également temporelle. Ainsi, un des fils rouges de la semaine fut l’histoire, notre histoire. Quatre soirées y étaient consacrées avec pour thèmes l’autonomie italienne des années 60-70, les squats et les autonomes allemands des années 80, les mouvements écologistes radicaux dans l’Angleterre des années 90 et les mouvements sociaux français de la décennie 2005-2016. Éclairés par de petites lampes de chevet, des hommes et des femmes ont donné voix, devant une salle comble, à ces révoltes dont nous nous inspirons largement aujourd’hui. Ces formes contées, en élaboration perpétuelle, participent d’un apprentissage de l’art du récit dont nous avons cruellement manqué jusqu’ici. S’y entremêlent les grandes chronologies et les anecdotes insignifiantes au regard de la « grande Histoire », mais qui forment en réalité la chair d’une histoire habitée. Les révolutionnaires du XIXe siècle percevaient dans la suite de leurs défaites passées le chemin inexorable vers leur victoire finale. Notre rapport à l’expérience est plus complexe, plus fragmenté, et notre avenir plus incertain. Celui-ci n’est pas écrit, et à l’échelle de la zad, il reste largement à arracher et à inventer. René Char disait en 1944 : « Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants. » Il se peut que l’Ambazada soit un de ces repères, un embryon d’avenir pour lequel nous nous battrons, et dans toutes les langues.
Lettre vidéo à la zad depuis la lutte contre le projet du nouvel aéroport international de la ville de Mexico. Projeté à l’Ambazada pendant la semaine intergalactique. Une réponse de la part de la zad est en train d’être montée.