Lors de la mobilisation du 29 novembre, 200 brebis se dirigeront vers des terres à l’est de la zad. Cette transhumance solidaire sera destinée à appuyer l’installation de Romain. Ce jeune paysan, arrivé sur la zad lors de l’occupation de la ferme de Bellevue par le collectif COPAIN début 2013, a décidé de maintenir son activité dans le bocage après l’abandon de l’aéroport. Mais un agriculteur voisin aimerait profiter, pour agrandir sa ferme, des terres qui étaient destinées à Romain. Nous en avons parlé avec Sarah, une autre habitante de la zad, éleveuse de brebis, dont la bergerie avait été détruite par la police lors des expulsions. Entre deux tournées de soin sur ces bêtes, celle-ci nous a parlé des menaces sur les nouvelles installations portées par le mouvement, des « cumulards », mais aussi du lien entre la présence de troupeaux ovins dans le bocage et le travail des naturalistes en lutte.
Pourquoi est-il contestable qu’un certain nombre d’agriculteurs anciennement impactés par le projet d’aéroport retrouvent leurs droits de fermage sur les terres de la zad ?
Dans le contexte de projet d’aéroport, des mesures ont été prises par l’État et Vinci pour contrebalancer l’impact sur les fermes dont les bâtis ou parcelles étaient situées sur la zad. Ces mesures devaient permettre aux agriculteurs concernés de pérenniser leur activité, de compenser la perte de terres et éventuellement de bâtiments agricoles. Elles devaient surtout, assorties de menaces diverses, les convaincre de lâcher les parcelles et les fermes de leur plein gré plutôt que d’avoir à les expulser.
Avec l’abandon du projet d’aéroport, il se trouve que certaines de ces fermes ont, de fait, cumulé un certain nombre d’avantages assez inédits. Elles ont bénéficié d’indemnités d’éviction sur les terres louées sur la zad, avec des sommes comprises entre 2500 et 5000 euros par hectare, alors qu’un hectare à Notre-Dame vaut à l’achat plutôt autour de 1200 euros. Quand ces agriculteurs étaient aussi propriétaires, ils ont par ailleurs eu droit, sur les terres et bâtis, à des indemnités d’expropriation (de 1600 à 2700€ par hectare). En plus, les bâtis ont été rachetés au prix du neuf. Ces indemnités, c’est une enveloppe qui concerne une petite poignée de personnes mais qui représente des millions d’euros d’argent public. En plus de ces rétributions financières, ils ont profité aussi d’opportunités inédites pour s’agrandir. Ils ont pu pour beaucoup garder l’usage des parcelles pour lesquelles ils avaient été indemnisés, en se voyant octroyer des conventions d’occupation précaires (COP) gratuites. Certains d’entre eux se sont aussi agrandis à l’intérieur de la zad en prenant des COP supplémentaires lors de départs à la retraite de leurs confrères. Mais ils ont surtout eu des avantages pour avoir accès à des terres à l’extérieur de la zad. Ils étaient en effet considérés comme prioritaires par les instances décisionnaires alors que ce sont normalement les jeunes installés qui le sont. Ils étaient aussi les premiers à être informés par la SAFER des terres à vendre. Et puis dans le coin, il y avait une logique de la part des paysans de ne pas se positionner en concurrence avec des agriculteurs impactés par le projet d’aéroport.
En même temps, on ne peut pas regretter que des agriculteurs menacés par ce type de projets soient protégés par ailleurs ?
Disons qu’on peut toujours regretter que certains n’aient pas tenu bon aux côtés des paysans résistants ! Mais dans un cadre de réalisation possible du projet d’aéroport, un certain nombre de ces opportunités et privilèges n’avaient effectivement pas tellement lieu d’être dénoncés. Le problème c’est qu’ils aient cumulé ces avantages avec le fait de conserver les terres vendues… C’est pourquoi, dans les années précédant l’abandon, le mouvement a considéré que les terres qui avaient été compensées devaient pouvoir servir au mouvement et aux personnes qui continuaient à défendre le bocage. On a pu en récupérer un certain nombre, environ 300ha sur 800, mais cela a été un combat parce que pour beaucoup des agris c’était tout bénef de continuer à toucher la PAC en plus du reste sur ces parcelles avec des baux gratuits. De notre côté, on parle de « cumulards » pour désigner ceux qui n’ont pas lutté et revendiquent aujourd’hui de garder les terres à l’intérieur, en plus des terres octroyées à l’extérieur et de l’argent des indemnités.
Dans un contexte d’abandon, il nous est d’autant plus insupportable de voir maintenant ces agriculteurs se fédérer en ce sens en association avec l’AMELAZA. Ceci plutôt que de laisser s’installer de nouveaux projets agricoles portés par ceux qui ont réellement défendu les terres en question. C’est une question vraiment différente de celle des paysans résistants historiques qui ont refusé de laisser leurs terres au bétonnage, qui se sont mis dans une vraie précarité et qui ont refusé d’accéder à ces avantages quitte à tout perdre si la lutte n’était pas victorieuse.
Qu’est-ce que l’on considère comme un agrandissement ?
La question de l’agrandissement, il y a plusieurs manières de la penser. Selon la DDTM1, le taux moyen d’agrandissement des fermes dans la région sur la période 2008-2018 est de 17 %. Ce chiffre est appliqué aux agriculteurs impactés par le projet : si le fait de garder des terres à l’intérieur de la zad n’augmente leur surface de plus de 17 %, leur agrandissement est considéré comme acceptable. Mais nous on pense que la question est mal posée et qu’elle escamote notamment d’autres types d’agrandissement. Certaines fermes ont peut-être moins de 17 % de terres en plus, mais elles ont par ailleurs diminué le nombre d’associés dans le GAEC [Groupement Agricole d’Exploitation en Commun]. D’ailleurs, la manière la plus généralement utilisée pour agrandir les fermes se joue sur cette question du nombre d’associés qui gonfle artificiellement lors de l’intégration d’un jeune en prévision d’un départ à la retraite. L’installation du jeune dans le GAEC permet de rendre l’agrandissement prioritaire. Pendant quelques années, le nombre d’associés est stable, mais lorsqu’il y a le départ à la retraite, le parcellaire n’est ensuite généralement pas redivisé pour permettre une autre installation. C’est ainsi qu’au final, le territoire se vide progressivement et assez rapidement de ses paysans. Ce n’est pourtant pas une fatalité, il y a de nombreuses fermes qui arrivent à penser la période de transmission sans s’agrandir. La question de l’installation d’un jeune devrait se poser à chaque départ en retraite, en redivisant le parcellaire ou en intégrant un nouvel associé. Il existe aussi des situations où certains déclarent leur conjoint comme associé pour être prioritaires et avoir plus de terres, alors qu’en fait celle-ci ou celui-ci ne travaille pas sur la ferme.
L’autre type d’agrandissement qu’on voit pas mal dans la région, c’est « je passe en bio donc je m’agrandis pour sécuriser ». Mais ce sont des prétextes : plein de gens peuvent passer en bio sans s’agrandir pour autant. Il y a des réseaux comme le Civam qui font de l’accompagnement technique pour passer du maïs à l’herbe sans nécessairement s’agrandir. Puis l’amélioration de la valorisation de la production, et les aides à la conversion bio, ouvrent la possibilité de réduire le cheptel tout en préservant le revenu.
C’est cet argument du passage au bio qui est utilisé par l’exploitant qui voudrait s’agrandir sur les terres sur lesquelles veut s’installer Romain à l’est de la zad ?
Effectivement. Dans ce cas-là, on a un départ à la retraite de l’agri qui avait gardé une convention sur ces terres. La logique voudrait donc que les terres soient transmises pour une nouvelle installation, donc à Romain. Mais l’agri retraité fait pression pour que celles-ci permettent plutôt au voisin d’à côté, qui passe au bio, de s’agrandir. Alors que celui-ci a déjà 80ha. Il a embarqué le voisin chez Vinci pour le présenter et dire que ce serait lui qui prendrait la succession. À l’heure actuelle, les deux essaient de faire obstacle à l’installation de Romain. Pourtant, même selon les critères institutionnels, Romain devrait, en tant que jeune paysan diplômé, être prioritaire sur ces terres. L’objectif d’une des deux actions du 29 septembre, ça va donc être de veiller à ce qu’elles ne lui passent pas sous le nez malgré tout.
Tu mentionnais la PAC comme un des enjeux importants autour des agrandissements. Comment ça fonctionne ?
Alors, la PAC est indexée sur le nombre d’hectares. Dans l’économie des fermes aujourd’hui, la PAC est une des principales recettes. Quand on ne sait pas comment résoudre des difficultés économiques, on prend plus de terres pour toucher plus de PAC. Tu as plein d’éleveurs qui n’arrivent même pas à modérer leur convoitise sur deux ou trois hectares pour, par exemple, laisser de la place à des projets de maraîchage. Ce n’est même pas pour les besoins réels en nourriture de leurs animaux, mais parce que ça représente de l’argent de PAC supplémentaire. Cela devient une manne économique beaucoup plus sécurisée que la production en propre. Sur certaines parcelles de la zad gardées en COP par des agris compensés ces dernières années, certains faisaient vite fait du foin histoire de, mais l’enjeu réel c’était la PAC.
Romain et toi êtes sur des projets d’élevage de brebis, il y en a un autre à l’ouest du côté de la Riotière. Ici, dans les dernières décennies, c’était plutôt des terres à vaches, non ?
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, dans la logique de « modernisation agricole », il y a eu une spécialisation des territoires dans tel ou tel type de production. Et si l’ouest s’est spécialisé dans l’élevage de bovins laitiers, ce n’est pas particulièrement lié aux terres. Certes, l’humidité pourrait poser problème, mais si tu regardes l’Irlande, on voit qu’on peut faire paître des moutons dans des climats quand même fort humides. Et nous on a envie de sortir de cette logique de spécialisation et de diversifier des élevages et des cultures ici, que ce soit dans une logique vivrière, de redistribution locale, mais aussi d’un point de vue naturaliste. Sur la zad, on va choisir de faire revenir des races de brebis rustiques, bretonnes, et bien adaptées au milieu. Elles ont toute leur place : c’est pas pour rien qu’on a des troupeaux de « landes de Bretagne » à Notre-Dame-des-Landes !
On est plusieurs projets d’élevage de brebis qui cherchons à valoriser les milieux naturels plutôt que de seulement les adapter à nos pratiques. Avec la politique de modernisation agricole, on a poussé les paysans à artificialiser le milieu, pour maîtriser soi-disant plus de paramètres et avec plus d’aliments importés. Tout ça dans le but d’avoir une croissance très rapide ou un max de lait. Or cette agriculture réduit toujours plus le nombre de paysans et rend ceux qui restent toujours plus dépendants de l’industrie et des intrants. En plus, on se rend compte à terme qu’elle n’est pas si réaliste, parce que quoi qu’il arrive les agris restent soumis à la complexité des milieux.
Nous, on cherche des synergies entre des enjeux naturalistes et des enjeux de production paysanne, alors que depuis une quarantaine d’années, la logique générale c’était que ces enjeux s’opposent. Plutôt que de subir les dynamiques naturelles, on va plutôt s’appuyer dessus. On a choisi de fonctionner avec la mosaïque de milieux locaux, y compris en tenant compte des zones humides ou boisées, et du coup on trouve des atomes crochus avec les naturalistes. Ce que l’on va appeler de l’écopastoralisme, c’est un déplacement des pâturages en fonction des saisons en vue de préserver les milieux naturels. Mais aussi dans le but de réduire les imports alimentaires et de faire en sorte que nos animaux se sentent bien. L’été, souvent, on voit des parcelles complètement dégagées sans un arbre, alors que spontanément quand il fait chaud, les moutons se mettent sous les arbres, et qu’ils aiment en manger les feuilles. Alors, on va par exemple essayer de laisser plus de place aux arbres.
Dans ce bocage, il y a des milieux peu fertilisés, héritiers de la lande, avec des espèces remarquables, mais qui sont fragiles et ne supporteraient ni la fertilisation ni un pâturage intensif. On essaie de comprendre les espèces présentes dans chaque prairie et d’articuler les périodes de pâturage avec les périodes où les plantes concernées sont moins fragiles. On travaille là-dessus avec les naturalistes qui nous guident à ce niveau en nous décrivant les cycles des plantes. Ce que l’on fait ici avec eux est cependant très différent des modèles de type Natura 2000 qui, pour le coup, ne prennent pas en compte les enjeux des éleveurs qui se retrouvent alors en conflit avec les naturalistes. On essaie de prendre en compte les deux enjeux et de se donner des objectifs communs. Cela donne des systèmes qui sont pâturants quasi toute l’année, qui sont très autonomes et qui nécessitent beaucoup moins d’artificialiser les terres.
Cela pousse aussi à une autonomie décisionnelle, très différente de celle qui se fait habituellement dans le calcul des rations, où on va dire à l’agri « tu mets tant de ça, tant de ça, tu appliques la recette », mais où tu ne comprends pas grand-chose à ce qui fait que ça marche ou pas. On veut avoir une pratique paysanne où l’on soit de nouveau capables de comprendre nos pratiques, d’en observer les résultats, et de les ajuster en fonction sans que ce soit un technicien qui vienne nous les dicter.
1Direction Départementale des Territoires et de la Mer, administration d’État chargée des négociations autour des enjeux agricoles et fonciers sur la zad.