21 juin
Un rai de lumière caresse doucement la forêt de Rohanne. Ce soir, dieu merci, ce n’est pas le spot de l’hélicoptère de la police, mais le faisceau de notre propre phare. Il tourne deux fois plus vite qu’un phare « normal », mais c’est tout à fait logique, car nous sommes à la zad.
Quelques dizaines de personnes se tassent au sommet de cette structure métallique de 20 mètres de haut, qui se dresse à l’endroit où aurait dû se trouver la tour de contrôle de l’aéroport. L’une après l’autre, elles lancent des avions en papier dans l’obscurité. Sous les plis des aéronefs, quelques mots sont rédigés : ce que la zad pourrait être le matin du 21 décembre, jour du solstice d’hiver, dans six mois. La brise d’été capture les formes fragiles et les fait s’approcher dangereusement des bâtiments de la Rolandière.
23 juin
Nous sommes quarante ou plus, en cercle, dans la poussière du parking en face de la bibliothèque du Taslu. Nous venons de regarder un film réalisé à partir de 40 ans d’archives anthropologiques d’un peuple aborigène d’Australie. Au milieu du cercle, un petit feu et une femme accroupie, sa gigantesque chevelure se découpant dans la lumière des flammes. Nidala Barker du peuple Djugun, gardiens de la ville de Broome, est venue partager un rituel traditionnel de purification, qui lave la douleur et la détresse. L’odeur des herbes brûlantes remplit nos narines. Un par un, nous entrons au milieu du cercle et nous mettons à genoux devant elle, elle serre nos têtes contre son corps, frotte les herbes fumantes contre nos poitrines, sur le dessus de nos crânes. Elle murmure à nos oreilles, une sorte de chanson ou de sortilège ou de promesse, difficile à entendre et pourtant si réconfortant. Je pense que j’entends les mots: « La terre te donne tout, n’aie pas peur… la nourriture, un abri… » Un point d’argile prélevé dans une zone humide du bocage est marqué sur nos fronts, et dans un geste final, sa main jette quelques gouttes d’eau dans le feu qui crache et scintille… Nous dansons en cercle et la poussière monte.
24 juin
Le ciel est d’un bleu profond, l’eau est orange et pourpre. La nuit tombe et une petite foule de gens marche de la ferme de Saint-Jean jusqu’au lac voisin. Ils entonnent des chansons sur les cumulards et la lutte pour les communs de la zad, et poussent une effigie grandeur nature d’une vache faite de vieux livres et montée sur roulettes. Certains d’entre nous, à l’avant, tiennent des torches enflammées. Au bord du lac, un étrange radeau nous attend, attaché à la berge, comme s’il se languissait de nous emmener quelque part. C’est une sorte de porc-épic fait de milliers de bâtons, nous y enfonçons nos torches. Une autre chanson rebondit sur l’eau: « Sauvages… Vive les sauvages… » Deux silhouettes s’éloignent dans l’eau noire et nagent le long du bûcher enflammé, le guidant doucement dans la nuit. La vache est mise à feu et nous bondissons, un peu ivres, au-dessus des flammes à travers la fumée.
Nous avons passé quelques soirées oniriques à la zad, et nous en avions vraiment besoin. Trois nuits de célébration et de rituel, après les chaudes journées de récolte collective du foin. Dans les cultures traditionnelles, ces célébrations du milieu de l’été commençaient le 21 juin, au solstice, le jour le plus long et l’un des moments-clés du calendrier pré-chrétien : fête du soleil, de la moisson et du feu. Trois jours plus tard, le 24 juin, la fête de Saint Jean-Baptiste arrive : une récupération chrétienne de l’événement païen. Comme toutes les formes de conquête coloniale, la célébration est alors détachée de tout contexte matériel, alors que dans le cas du solstice il s’agit du moment où l’hémisphère nord plonge vers le soleil, à cause de l’inclinaison de la terre, sans laquelle nous n’aurions pas de saisons, et peut-être pas de vie sur la planète. Célébrer le soleil pourrait rappeler à certains que tout vient de son feu et non d’un vieil homme blanc et barbu assis sur un nuage. Le solstice d’été est encore fêté à travers le monde, c’est l’une des rares célébrations qui ait survécu à l’éradication opérée par le capitalisme industriel.
Au tournant du XIXe siècle, les nouvelles classes capitalistes craignaient que le travail fourni ne soit insuffisant pour faire faire du profit à leurs usines. Tout le temps que les gens passaient à se saouler et à danser devait désormais être consacré à travailler pour eux. Auparavant, l’année était une série de fêtes et de carnavals, la temporalité était hétérogène, saisonnière et basée sur les cycles naturels, tels ceux de la lune et du soleil. Le monde naturel offrait un temps commun et cyclique, l’absolu contraire de l’horloge du capitalisme industriel qui voulait posséder le temps des travailleurs. Souvent, ce désir de le capturer était symbolisé par l’installation d’une grande horloge à l’entrée des usines. Les ouvriers qui, avant d’être liés au rythme des machines, avaient connu l’autonomie et les traditions villageoises de la vie artisanale et agricole, brisaient souvent ces cadrans lors d’insurrections.
En 1834, alors que la culture capitaliste industrielle s’implantait au Royaume-Uni, le gouverneur de la banque d’Angleterre réduisit les jours fériés de 36 à quatre. La plupart des jours de fête impliquaient non seulement la fermeture des entreprises, mais également l’usage des communs pour les rassemblements et les rituels. C’était l’époque où à travers l’Europe, et même à Notre-Dame-des-Landes, les communs étaient progressivement enclos et privatisés. Avec leur anéantissement, non seulement les populations locales ont perdu leurs droits et l’accès au bois de chauffage, aux pâturages, à la pêche, à la cueillette, etc., mais aussi un espace pour les célébrations. Avec la perte des terres en commun, nombre de fêtes du temps commun ont disparu.
Cela ne fait que trois mois que les expulsions ont commencé et un peu plus de six mois depuis l’abandon de l’aéroport, mais tant de choses ont changé sur la zad, avec une intensité continue qui nous a épuisés. Plus d’un tiers des habitats de la zone ont été détruits, des amis ont perdu leurs maisons, beaucoup des plus belles cabanes émergeant de la zone humide ont été rasées. Beaucoup d’entre nous sont encore sous le choc, essayant de comprendre ce que tout cela signifie. Nous sommes coincés entre un sentiment de victoire – puisqu’ils ont été incapables de tout détruire – et un profond sentiment de défaite.
Malheureusement, nous n’avons pas le temps de faire une pause et de guérir des blessures physiques et psychologiques des derniers mois. La pression de l’État se poursuit et ses armes bureaucratiques essaient d’individualiser, de privatiser et de normaliser ce territoire. Les journées sont passées à rattraper tout le travail agricole en retard à cause des expulsions (l’agriculture avec un masque à gaz n’a jamais été facile !). Elles le sont aussi à jouer à un jeu de poker compliqué avec des tas de paperasses, qui tentent de hacker les bulldozers bureaucratiques de l’État afin de préserver autant de communs que possible ici.
Une certaine idée de la zad est sans doute morte, et une nouvelle est en train de naître. Nous ne savons pas à quoi cela ressemblera, comment nous nous y sentirons, ce que nous réussirons à garder et ce que nous allons perdre, ce qui va sortir des ruines et ce qui va couler dans la boue. Quelles formes de vie parviendront à résister à l’obsession de l’État d’anéantir tout ce qui incarne une alternative possible à son monde, où l’argent prime sur la vie. Nous avons assisté à une mort, et la mort est toujours suivie de confusion, de culpabilité et de deuil. Il n’est pas étonnant que les conflits internes aient atteint des sommets et que la confusion règne.
Presque toutes les cultures humaines ont développé des rites pour faire face à des moments tels que celui-ci, des changements profonds dans les conditions existentielles, des transformations d’une forme à l’autre. Qu’il s’agisse de peuples du désert australien ou de la jungle amazonienne, de la toundra arctique ou des Alpes, les cérémonies d’initiation sont un moyen de marquer des transitions telles que le passage de la puberté à l’âge adulte. Ces rituels sont des outils pour nous guider hors de l’espace confus de la liminalité, la lisière entre deux statuts. De nombreuses cultures ont des coutumes pour faire face à la perte : la tribu Baining de Papouasie-Nouvelle-Guinée a un mot spécial pour décrire les sentiments qui nous viennent quand un ami ou un parent que nous aimons nous a quittés, ils l’appellent awumbuk. Les symptômes de l’awumbuk comprennent l’incapacité à se lever le matin, la perte de sens et l’envie de fondre en larmes. Pour faire face à cette situation, on accorde trois jours aux personnes affligées, pendant lesquels on n’attend pas d’elles qu’elles aillent à la chasse ou aux champs, tandis que les membres de la communauté doivent être gentils avec elles. Une coquille de noix de coco remplie d’eau est laissée devant leur porte, qui est censée absorber la tristesse. Le dernier jour, elles jettent l’eau et ainsi purgent les émotions, et reviennent à la vie active.
Pour construire une force révolutionnaire, nous devons simultanément déployer les dimensions de la résistance (autodéfense et désobéissance), des moyens matériels (lieux pour se rencontrer, produire notre nourriture, concevoir et fabriquer des outils, etc.) et la force spirituelle (via l’art, la chanson, la littérature, etc.). En ce qui concerne cette dernière dimension, les rituels sont une clé possible pour galvaniser notre force collective. Ce sont des moments de connexion où nous pouvons clarifier des visions communes, traverser des phases de deuil ou célébrer des victoires ensemble. Des moments qui nous aident à nous connecter les uns aux autres et à habiter nos territoires, et pourtant ils sont redoutés par certains militants. Cette crainte provient de la peur des sectes et de la religion, des comportements irrationnels, de l’inconnu… Mais le rituel est bien plus ancien que n’importe quelle religion organisée et même des animaux en ont développés. Peut-être cette peur des rites est-elle davantage basée sur l’angoisse de lâcher le moi libéral individualisé, la crainte de notre capacité à fusionner dans une effervescence collective où le moi, l’autre, le corps et le monde ne font qu’un. Peut-être fait-il ressortir la peur d’être vraiment lié, et donc la peur d’être vraiment libre.
Quant à la fonction cérébrale, les rituels excitent souvent les hémisphères droit et gauche du cortex cérébral, libérant les endorphines du plaisir dans le sang. L’aphorisme de Marx, « la religion est l’opium du peuple », est peut-être vrai, mais le peuple a toujours aimé certains opiums et l’efficacité du rite pour fabriquer du commun politique ne peut pas être niée.
Le rituel a une longue histoire politique : les premiers rebelles contre le capitalisme industriel, les Luddites, les briseurs de machines anglais du début du XIXe siècle, avaient des rites complexes appelés « twisting », utilisés pour rejoindre les groupes clandestins et faire le vœu de garder le secret et de rester solidaires. Les premiers syndicats ont maintenu la tradition des adhésions ritualisées jusqu’au XXe siècle. Chaque manifestation ou émeute est également une sorte de rituel de masse, avec ses costumes, ses masques, ses tambours, sa musique, ses processions et sa chorégraphie. Les rites sont un théâtre total, un théâtre qui n’est pas là pour divertir mais pour être efficace, une performance qui change les mondes en changeant ceux qui s’y adonnent. L’esthétique et le social, l’artistique et l’activiste fusionnent. On ne regarde pas un rituel, on devient rituel en le faisant.
Sur la zad, les rituels sont devenus une partie intégrante de la conception de nouvelles pratiques politiques. Nous avons célébré les récoltes et les victoires. Il y a eu des moments où les gens trouvaient le temps de célébrer la pleine lune avec des masques d’animaux et du cidre. L’un des actes magiques les plus efficaces s’est cependant déroulé quand, face à des menaces d’expulsion, nous avons conçu un rituel déguisé en manifestation. Le 8 octobre 2016, 40 000 personnes ont convergé à partir de trois points de la zone, amenant avec elles des bâtons de marche et de berger qu’elles ont plantés dans le sol en jurant qu’elles reviendraient défendre la zad en cas d’attaque : « nous sommes là, nous serons là » ont-elles promis. Au fur et à mesure que les dizaines de milliers de bâtons étaient enfoncés dans la terre, le « hangar de l’avenir », un peu médiéval, construit les mois précédents par 80 charpentiers traditionnels, la plupart utilisant des outils à main, a été érigé. Les festivités ont continué tard dans la nuit. Le gouvernement n’a jamais construit son aéroport ; le sort avait fonctionné.

Dimanche dernier, jour de la Saint-Jean, le magnifique feu qui flottait au loin nous évoquait les cérémonies vikings et les discussions évoluèrent sur la façon dont nous voulions que nos morts soient marquées. Nous nous sommes engagés à rester sur ce bocage, beaucoup d’entre nous espèrent mourir ici. Si nous devons réinventer nos vies, nous devons aussi repenser nos morts. L’un d’entre nous raconta l’histoire d’un camarade dans les années 1990 qui avait écrit dans son testament qu’il voulait que ses amis enfreignent autant de lois que possible lors de ses funérailles. Lorsqu’il est mort d’un cancer, ses proches se sont attaqués à l’intimidante gageure. Ils ont volé son corps à la morgue, l’ont caché dans un congélateur chez l’un d’eux et ont invité ses amis à une grande fête illégale dans la forêt. Au milieu de la foule dansante, s’élevait un énorme brasier, et tandis que la musique techno qu’il aimait tant faisait vibrer les danseurs en extase, son corps glacé fut sorti et placé sur le feu. Beaucoup de lois ont été enfreintes par amour pour lui.
La vacuité de notre monde nous a tous réduits à être des spectateurs individualisés et des consommateurs de nos vies. Même dans la mort nous ne sommes pas libres de concevoir nos propres cérémonies, nous ne pouvons pas être enterrés ou brûlés dans les lieux et les territoires qui ont donné à nos vies. À l’époque moderne, notre besoin profond de rituels communs a été remplacé par la pauvreté des formes telles que les événements sportifs de masse (nous écrivons au milieu de sa pire expression, la coupe du monde de foot, avec ses costumes kitsch et son dangereux nationalisme). Comme l’écrit Starhawk, notre camarade anarchiste, sorcière et militante qui a visité la zad l’été dernier : « Dans le rituel […] nous nous souvenons du sacré, pas dans le sens de ce devant quoi nous nous inclinons, mais de ce à quoi nous tenons le plus. »
Alors que nous traversons une phase difficile sur la zad, peut-être que le rituel nous aidera à nous rappeler que ce qui a été construit ensemble dans ce bocage est absolument unique, spécial et magique.
Merci pour le voyage d’humanité qui m’a baladé de la dure réalité du monde actuel à l’intemporalité des rites et valeurs qui naguère animaient la vie des humains et de nos ancêtres dans toutes les civilisations! Très beau texte et riche!
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