Tout un foin !

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Si vous vous êtes promenés aux alentours de la ferme de Bellevue la semaine dernière, vous avez peut-être eu la chance de saisir une image d’Épinal comme on n’en fait plus : un gros soleil couchant qui transparaît à travers les haies du bocage, un tracteur rouge écrevisse qui se dessine sur le chemin entre les arbres et, à sa suite, une grande remorque qui ramène un amas de petites bottes de foin rectangulaires. Un monticule débordant. Une énorme construction branlante. Perchés à son faîte, si haut qu’on les distingue à peine, quelques téméraires qui ont bien raison de savourer ce voyage dans les airs. C’est la rentrée des foins sur la zad. L’appel a été claironné depuis l’aube pour rameuter des gens à participer au ramassage des bottes. Et ils sont là, de la fatigue dans les bras mais le sourire aux lèvres.

À la zad, cette année, 70 ha de foin ont été fauchés. Ce foin nourrira nos bêtes tout l’hiver, quand elles ne pourront pas aller au pré faute de sol assez sec pour les porter. Nos bêtes, en résumé, cela signifie : la quarantaine de vaches et de génisses normandes laitières de Saint-Jean-du-Tertre, la soixantaine de brebis des Landes du Rosier, les 25 vaches, bœufs et veaux du Grand troupeau communal de Bellevue, les brebis des projets de R., celles des projets « Le mouton noir » et « Les moutons à cinq pattes », ainsi que les ânesses. Quand on fait les foins, on prépare nos arrières. Si le foin est réussi, on attaque l’hiver sereinement.

Faire les foins, c’est un moment intense. Un moment où tu transformes la matière, où tu façonnes le paysage. On dit « faire » les foins, mais à la zad comme partout ailleurs, ce « faire » se déploie en quatre actions : faucher, faner, andainer et botteler. Tout commence en mai. Le dactyle, la houlque laineuse, l’agrostis, n’en peuvent plus de pousser ; ils ploient sous le vent et irisent le regard. Mais ce n’est pas encore le moment de sortir sa faucheuse : le foin n’est pas mature, pas assez monté en épi. Qui est-ce qui va commencer les foins ? Certains avancent qu’il ne faut surtout rien faire avant le 25 du mois, d’autres vont même jusqu’à dire que le 26, qu’il pleuve ou non, ils s’y mettent ! Les paysans de Copain et ceux de la zad sont aux aguets. Un qui adore les foins est rayonnant, l’autre est stressé et sa compagne à bout. Les foins, ça vous remue. Au début, il fait toujours beau et chaud comme sur une mauvaise carte postale, mais là comme ça dure, il s’agit de jouer avec le temps, de passer entre les gouttes. Et voilà que c’est parti, la fauche. Tout d’un coup, une à une, les herbes tombent, s’affaissent. Elles se couchent les unes contre les autres, soyeuses et majestueuses. Le tracteur fait « brrrr brrrr » à l’avant : il est vieux, il fait du bruit. Puis à l’arrière, il fait « shouk shouk shouk » : ses dents percutent le foin sec. Tant que ça fait pas « kling kling », c’est bon !

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Les animaux, eux aussi, épient cette métamorphose de la matière car voici les papillons qui s’envolent par milliers devant les roues des tracteurs et la buse qui se régale des criquets et des sauterelles, tandis qu’un chevreuil s’arrête, perplexe, et que deux couples de faisans font l’amour en bordure. Toi, parfois, au milieu de toute cette beauté qui s’affole, tu choisis de t’arrêter, d’observer les choses qui t’entourent et de les savourer. T’es tout seul dans le champ, avec les haies et les bois autour. Tu te sens plein. Enfin, tu t’arrêtes pas trop non plus car tout presse ! Tu regardes la météo, en transe dès que tu te réveilles – météociel, météofrance, météo60, laquelle a raison ? C’est vraiment un moment particulier où chaque jour exige ses décisions : est-ce que je vais faucher aujourd’hui ? Est-ce que je vais faner ? Est-ce que mon foin est assez sec pour que j’andaine ? À la zad, ces questions s’accompagnent toujours d’une autre : est-ce que mon tracteur va me lâcher ? Cependant, grâce à deux paysans de Copain qui nous ont prêté une faucheuse et un tracteur, on avait du matériel assez performant cette année.

Une fois toutes ces herbes coupées et étendues, c’est le fanage : les machines les font virevolter dans un étrange ballet, se retourner dans une dernière danse aérienne. Les outils attelés aux tracteurs doivent être manipulés avec précaution, parce qu’ils sont délicats et fins, et aussi parce que cela pourrait endommager le foin. Par exemple, avec le lotier corniculé, une plante à tanin, une légumineuse très bonne en prévention contre les parasites internes, une petite fleur jaune qui a la forme d’une bouche pointue, il faut brasser en douceur, pour garder les feuilles accrochées aux tiges. On en trouve à foison sur certaines parcelles. C’est l’avantage d’avoir des prairies naturelles, où il y a de la diversité, comme nous le montrent nos amis naturalistes lors de balades pré-fenaison. Puis vient le moment de l’andainage : les herbes sont disposées en lignes ondulantes et généreuses, le relief se fait doux. La dernière étape s’amorce brusquement, comme par magie. D’insolites volumes apparaissent, au milieu des champs, sortis de nulle part : rectangles petits et grands, cylindres de taille variée. Ils égayeront les champs une partie de l’été.

Toute une équipe est mobilisée autour des foins : des personnes ont appris à conduire des tracteurs et sont dans les prés, elles transmettent aux autres leurs savoir-faire acquis souvent sur le tas au fil des années et leur apprennent à observer, analyser l’état des foins et des outils. Il y a même des personnes très compétentes qui se dévouent aux réparations du matériel. Certains s’occupent de faire la cuisine pour le banquet quotidien, d’autres enfin, et ils sont nombreux, ramassent le foin. Une partie du foin de la zad est effectivement pressé en petites bottes, et non en round, ce qui nécessite de le ramasser à l’aide de fourches et de le hisser sur un grand plateau tracté. Cela donne lieu à un des moments de travail collectif le plus esthétique et le plus enivrant. D’aucuns osent le dire : c’est LE plus beau chantier collectif de l’année. Il s’y opère le partage d’une sorte de transe pleine de sueur et de poussière. Les fourches se plantent à deux dans le cœur de la botte, puis les bras tirent, les poignets crissent, les fourches sont hissées au-dessus des têtes dans un même mouvement de balancier, l’une pivote autour de l’autre, lui fait la parade, et hop ! La botte rejoint ses congénères en haut de la pile. C’est lourd et intense. Le geste est à trouver ; l’ensemble de ces gestes et de ces mouvements pris dans un même tableau est une chorégraphie de choix. La vingtaine de personnes présentes en est elle-même surprise, étourdie. Elle trouve son propre rythme et évolue fourche à la main pour accomplir une œuvre ludique : monter le plus haut possible les bottes sur le plateau sans que la pyramide durement montée ne s’effondre, écrasant le tout dans un nuage de poussière. Comme des enfants, et comme dans la vie, il nous faut construire des tours et des châteaux, des tas audacieux et temporaires sur des plateaux, et les transformer dans la grange en tas permanent et solide, déterminé, résistant à toutes les tempêtes. Entre les deux étapes, il nous faut faire la meilleure chaîne possible pour passer les bottes d’un tas à l’autre : celle qui galvanise le plus de personnes présentes, qui donne de l’élan et qui va droit au but.

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