La Nantes estivale est partout célèbre pour sa « ligne verte » et son fabuleux « Voyage à Nantes ». Les touristes, carte à la main, s’y agglutinent par grappes, et suivent la ligne qui les guide de musées en magasins chics, de galeries d’art en restos branchés.
Avant le remaniement complet de la ville par les politiques urbaines et culturelles du socialisme municipal le plus dégénéré, cette cité était un port industrieux. Chantiers navals, usines à perte de vue, toute une page de l’histoire des luttes sociales nantaises s’est jouée sur le quai de la Fosse, sur l’île de Nantes et les bords de Loire. Difficile d’imaginer aujourd’hui ce paysage urbain envahi de bleus de travail, débordé par un flux d’ouvriers voguant de l’atelier aux bistrots populaires, du local syndical aux lupanars, et se cristallisant soudain en manifestations débordantes au caractère émeutier bien plus puissant encore que les actuelles manifs nantaises.
Aujourd’hui, nulle trace de cette histoire, si ce n’est une vieille grue laissée là pour la carte postale. L’île qui fut hier un bastion industrieux d’ouvriers en lutte est devenue un centre de loisirs pseudo-culturel pour cadres supérieurs. Le Centre d’Histoire du Travail, animé par des camarades gardiens de la mémoire des luttes ouvrières et paysannes du pays nantais, est comme encerclé de manèges post-modernes, de mobilier design, de bars branchés, de bureaux immenses. Au centre de l’île trône, comme une verrue, le tribunal dessiné par Jean Nouvel, prison kafkaïenne de verre et d’acier.
Et pourtant, au cœur de ce paysage aseptisé, les touristes en sandales-chaussettes, smartphone en main, le nez rivé sur la fameuse ligne verte, sont tombés nez à nez avec de véritables « ouvriers en grève » qui prenaient la rue. Et détrompez-vous, ce n’était pas une performance d’un artiste post-moderne brésilien ayant engagé une troupe d’acteurs ! Dans le pays nantais, comme partout en France, il reste des ouvriers. Et contrairement à ce que pourrait nous laisser croire le pathétique spectacle de l’époque, les grèves de métallurgistes ne sont pas condamnées à rester figées dans les pages jaunies des livres d’histoire. En 1955, Nantes et Saint-Nazaire avaient été ébranlées par une grève insurrectionnelle des dockers et des métallos. En 2018, sous le pont de Cheviré, leurs fils et leurs filles luttent encore. Contre vents et marées…
Mardi 26 juin, face à la préfecture, les ouvriers de Descours & Cabaud Atlantique ont pris place. Depuis une semaine ils sont en grève reconductible et illimitée. Ce matin-là ils marchent depuis leur piquet de grève sous le pont de Cheviré, au cœur du port autonome de Nantes, pour faire sortir leur lutte du strict cadre de l’usine. La sono de la CGT crache un vieux rock’n’roll inhabituellement groovy et original pour une playlist de camion syndical. Des détonations régulières éclatent, les jeunes métallos semblent ne plus vouloir s’arrêter de jeter à foison des pétards. Comme s’ils voulaient que tous dans la ville les entendent ! Tables et bancs sont déployés. C’est le réseau de ravitaillement des luttes du pays nantais, qui soutient les grèves et les occupations par l’organisation de repas communs et la distribution de cagettes de boustifaille de premier choix. Devant une assiette de salade piémontaise maison au jambon fumé de la zad, une bière fraîche et une tartine de rillettes, J., ouvrier à Descours & Cabaud, nous raconte leur combat :
Première grève totale
« Il y a un an et demi on a fait une demande d’élection et, à plusieurs, on a formé une section CGT, pour se battre pour nos droits, tels que la sécurité, l’organisation du travail, les rémunérations forcément et puis toute la vie sociale de l’entreprise en fait. Notre première revendication, fin 2016, portait sur les salaires. C’était l’application de la convention collective sur les coefficients, qui n’était alors pas respectée par l’entreprise, de manière à ce que chaque salarié, peu importe son poste, ait une perspective d’avenir. L’évolution de carrière n’existait pas chez nous. Ce que l’entreprise nous propose, c’est qu’un jeune qui démarre à 18 ans, il est au taquet à 25 ans, il n’aura pas d’évolution de carrière, et quelqu’un comme moi qui a 40 ans et qui a onze ans de carrière, on me propose 35 euros net pour finir jusqu’à ma retraite. Pour nous c’est inacceptable, inadmissible.
La direction s’est foutue de nous, donc on s’était mis en grève pour obtenir ces coefficients, de fin février au 1er mars 2017. La première grève a été suivie par 100 % des ouvriers, car la direction était vraiment dans un mode de cassage. Suite à un accident de travail assez douloureux, il y a eu une prise de conscience. La grève a été fulgurante en trois jours reconductibles, parce que Descours & Cabaud, multinationale lyonnaise qui s’est implantée à Nantes en 2001, n’avait jamais connu ça. Une toute jeune section syndicale qui met à mal un groupe comme ça, c’était du jamais vu.
Ce qu’on a obtenu, très vite donc, c’est des primes et la promesse d’un travail sur les coefficients. Mais le travail sur les coefficients a été retardé de juin 2017 à septembre, puis décembre 2017, à janvier, février 2018… Les salariés se sont sentis baladés une fois de plus, malgré les améliorations sur les conditions de sécurité, les conditions de travail, et un petit peu aussi sur la rémunération, de manière à ce que chaque salarié ait le même salaire, et ne soit pas rémunéré à la tête du client ou au bagou.
Le premier mars 2018, on a acté qu’ils ne respecteraient pas leurs promesses et leur parole et on s’est remis en grève une journée, de manière à, pour une fois, obtenir de vraies négociations. À partir de là, des négociations ont démarré quinze jours plus tard. On avait proposé que ça se déroule dans les locaux de la CGT, mais la direction nous a amenés dans l’hôtel Mercure. Pour nous, une négociation, c’est quoi ? C’est la CGT qui propose un point A, la direction qui propose un point C, et on arrive à trouver un point B. Sauf qu’elle n’a pas voulu de nos revendications, elle s’est appuyée uniquement sur ses propres propositions, et c’était tout, c’était ça ou rien.
Faut savoir que notre direction c’est 13 000 salariés dans treize pays. La famille Descours & Cabaud était toujours en haut de la pyramide, depuis 230 ans ils sont à la tête de l’entreprise. Depuis 2013, avec un suicide mystérieux d’un des membres du groupe, ce n’est plus vraiment cette famille, mais d’autres personnes qui gèrent. Ces gens-là, ils sont en relation avec l’ancien maire de Lyon, Gérard Collomb, qui est aujourd’hui notre ministre de l’Intérieur… Descours & Cabaud fait partie des 100 familles les plus riches de France. On sait très bien à quoi on s’attaque. C’est pas le petit garagiste du coin qui a deux mois de trésorerie pour alimenter son entreprise. »
Reprise
« Le vendredi 15 juin, la direction lyonnaise était dans nos murs à Nantes et n’a pas daigné rencontrer un délégué syndical pour continuer les négociations, c’est pourquoi nous nous sommes remis en grève le 18 juin. Là, c’est notre septième jour de grève reconductible. On est montés en gamme. On a commencé à bloquer par le nombre de salariés, parce qu’il n’y a que quatre ouvriers qui travaillent sur 25. D’abord on était juste devant le portail. La journée d’après on a commencé à allumer le feu, et les pneus surtout. On en a brûlé plus de 200 à 250. On a aussi, comme le font les camarades de la zad, essayé de faire des barricades et de faire un no man’s land dans deux rues, de manière à ce que les camions passent à la deuxième sortie et pas par ici. C’est des rues assez empruntées par des transporteurs. Notre entreprise est ravitaillée par la SNCF, par les wagons, par les camions et par les bateaux via les dockers. Les camions ne pouvaient pas passer n’importe où. Les barricades sont toujours d’actualité, elles sont toujours en place. On a continué à monter en gamme, jusqu’à, lundi matin – grâce à la solidarité des ports et docks – empêcher le déchargement d’un bateau contenant 3000 tonnes d’acier, qui venaient directement pour notre entreprise. En sachant que les pénalités pour l’entreprise se retrouvent à 20 000 euros par jour, ça coûte cher de ne pas décharger un bateau… Et vu que beaucoup de bateaux sont dans l’estuaire, si un bateau n’est pas déchargé, ça désorganise complètement le travail des ports et docks et de la capitainerie. On les a empêchés de travailler parce qu’ils devaient respecter les règles de sécurité. Et de ce fait, mais aussi par solidarité, les dockers du port autonome ne pouvaient pas décharger. Les dockers sont forcément de notre côté aussi.
Aujourd’hui on a décidé de faire une marche symbolique pour prévenir la Préfecture de ce qui se passe sur le territoire nantais, qu’on a des patrons voyous. Nous avons été escortés par les flics, de notre piquet de grève en passant par Trentemoult, le port autonome, la maison des syndicats, et nous sommes arrivés face à la préfecture. La Préfecture a mandaté la directrice de l’inspection du travail, qui nous a reçus hier, ce qui fait qu’aujourd’hui à 14h30 nous avons rendez-vous avec la direction lyonnaise et notre direction pour commencer, au septième jour de grève, un semblant de négociation. On n’est pas dupes, on sait très bien que ce qu’ils vont nous proposer ne va pas coller. Nous on reste sur nos revendications. Le mouvement ne s’arrête pas, juste une prise de conscience de la direction a été faite.
Ils n’aiment pas la pub, ils n’aiment pas qu’on s’attaque au portefeuille. Le fait que la Préfecture, les renseignements de territoire, l’inspection du travail soient visés…et bientôt la mairie, bientôt l’Hôtel de Région… forcément ils ne voient pas ça d’un bon œil. Tout ce qu’on a fait cette semaine à quelques dizaines, jusqu’à bloquer leur marchandise via le port, c’est du jamais vu sur une entreprise de 13 000 salariés, je tiens à le dire quand même. »
Soutenir au-delà
« Au début de la grève nous avons fait une banderole en soutien aux camarades de Saint-Fonce à côté de Lyon, qui font exactement ce qu’on fait et font partie du même groupe. Ils voudraient créer une section comme on a fait à Nantes. Là-bas il y a une vraie discrimination raciale, salariale et syndicale sur les camarades. Ce mois-ci trois camarades CGT se sont fait licencier. En plus de la question des conditions de travail, il y a celle des formes de discrimination raciale. Par exemple, des salariés qui ont des origines maghrébines ne sont pas invités au repas de fin d’année. Certains salariés se font tirer les oreilles, même à 40 ans de service dans l’entreprise. Nous c’est des choses qui ne se passeront jamais. Cet après-midi on leur fera connaître que ça ne passera pas. Halte à la discrimination ! Même pas halte… Vive le bien-être dans les entreprises et passons à 28 heures, à 20 heures, de manière à ce que tout le monde ait du travail ! Ou pas, d’ailleurs. Le droit de travailler ou le droit de ne pas travailler, c’est un droit aussi.
Ici on a reçu un soutien très fort, de l’interpro CGT, d’Airbus et de plein d’entreprises… Mais aussi bien au-delà : les étudiants qui sont venus faire une banderole pour notre conflit, les camarades de la zad qui sont passés sur notre piquet de grève et le Réseau de Ravitaillement qui est venu par soutien et par solidarité apporter un souffle de lutte sur Nantes aujourd’hui.
On en est à peu près là, en espérant qu’on en sorte. Parce qu’une grève c’est fatiguant, physiquement, mentalement, pour la famille, pour plein de choses. On espère en sortir, mais pas comme eux ils le décident. En espérant aussi que ça fasse des petits dans des petites entreprises, où des gens se sentent isolés. Sur le port autonome, rien qu’hier, nous on était en grève, les salariés d’une boîte de transporteurs étaient en grève aussi, donc on a fait une convergence à midi entre nous. On sait que les ports et docks ont des soucis nationaux, donc il n’est pas impossible qu’ils se mettent grève. Au niveau du port autonome, je pense que maintenant, pour les prochains qui se mettront en grève, il faut d’une manière ou une autre, par des roulements ou des choses comme ça, aller les aider.
Une vraie convergence des luttes on en est loin bien sûr, mais nous on aura fait notre part pour faire en sorte que les gens sortent du marasme ambiant au niveau du travail. On n’est pas des esclaves, on n’est pas des robots, on n’est pas qu’une machine à produire. On est aussi des êtres sensés avec beaucoup de compassion pour le monde qui nous entoure. »
Démontrer notre solidarité et notre soutien aux ouvriers de Descours & Cabaud, il le faudra encore ! Car le lendemain, jeudi 28 juin, un huissier vient signifier à 17 grévistes, sur le piquet de grève, qu’ils sont convoqués au Tribunal de Grande Instance de Nantes le lendemain pour avoir bloqué un bateau et entravé une des voies d’accès de l’entreprise. La direction, rencontrée la veille, avait réclamé une amende de 1000 euros par heure de grève et par gréviste ! Dès cette annonce, les dockers du port autonome de Nantes se sont mis en grève en soutien à leurs camarades de la métallurgie. Des dizaines de soutiens étaient présents au tribunal le lendemain matin. Résultat : les grévistes ont été relaxés sur toute la ligne, et se battront encore, loin des lignes vertes.
Pour plus d’info visiter le blog de la cagette des terres ou la page facebook.