Voici le récit, par un habitant, des deux premières semaines de tentative d’expulsion du territoire libre de la zad. Quinze jours d’émeutes rurales d’une telle intensité qu’il était presque impossible de trouver un moment pour écrire, mais nous avons fait de notre mieux. Ce texte exprime une analyse personnelle : plus de mille personnes sont sur la zone à l’heure qu’il est et chacune aurait sa propre histoire à raconter. Merci à tous les amis, amies et camarades qui m’ont aidé à écrire cet article en partageant leurs récits, leurs rébellions et leur jus de citron.
Le PDF de la brochure ce trouve ici
La revanche sur les communs de la zad ou Pourquoi la plus grande opération policière en France depuis mai 68 est prête à tuer au nom du cauchemar néolibéral macronien.
« Il faut faire advenir le monde que l’on veut défendre. Ces encoches où des gens se retrouvent pour construire un bel avenir sont importantes. En ce sens, la ZAD est un modèle.” Naomi Klein
“Ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes illustre un conflit qui concerne le monde entier.” Raoul Vaneigem
L’hélicoptère de la police tourne au-dessus de nos têtes, son sinistre vrombissement semble ne jamais devoir cesser de nous glacer le sang. La nuit, tel le doigt de Dieu, son puissant faisceau lumineux pénètre les tentes, cabanes et corps de ferme dans lesquels nous cherchons le repos. Cette semaine, dormir a été presque impossible, comme si rêver sur la zad était désormais un crime. C’est justement le but : ce territoire autonome de presque 2000 hectares, cette Zone à Défendre, existe depuis près de dix ans malgré l’état et le capitalisme, et il est impensable pour un gouvernement de laisser prospérer un tel lieu. Tout territoire habité par des personnes qui osent enfin passer du rêve à l’action se doit d’être écrasé, pour tuer dans l’œuf tout espoir de contagion. C’est pourquoi la plus grande opération policière de France depuis 1968 dépense 400 000 euros par jour depuis deux semaines pour tenter, à toute force, de nous expulser. Depuis le début des opérations, le 9 avril à 3h20 du matin, 2500 gendarmes, des blindés (VBRG = véhicule blindé à roues de la gendarmerie), des bulldozers et des pelleteuses, des flashballs (fusils à balles en caoutchouc), des drones, 200 caméras sont mobilisées, que 11 000 grenades lacrymogènes et de « désencerclement » ont été lancées, et pourtant, tout ça n’a pas suffi.
L’état avait annoncé des « expulsions ciblées », arguant de la présence de 80 zadistes « radicaux » qu’il aurait fallu chasser tandis que le reste, les « bons » zadistes, devraient légaliser leur situation sous peine de subir le même sort. Le bon zadiste serait une caricature de gentil « paysan néo-rural » retournant à la terre, le mauvais zadiste un révolutionnaire ultra-violent ne cherchant qu’à semer le chaos. Le but de cette dichotomie fantasmée ? Alimenter la stratégie fondamentale de l’état consistant à diviser pour mieux régner. Fracturer la diversité de ce mouvement populaire qui avait réussi à mettre en échec trois gouvernements successifs et à offrir la plus grande victoire politique, en France, de sa génération.
À l’origine, la zad a été créée comme un moyen de lutter contre le projet d’un nouvel aéroport pour la ville de Nantes, à la suite d’une lettre des habitants d’alors, distribuée lors d’un Camp Climat en 2009. Cette lettre invitait à venir squatter la terre et les bâtiments, car comme ils et elles l’écrivaient, « un territoire ne peut être défendu que s’il est habité ». Au fil des ans, ce territoire assigné à un méga-projet d’infrastructure devint le plus grand laboratoire des communs d’Europe.
Avant que l’état envoie ses bulldozers raser nos habitations, il y avait 70 lieux de vie différents et 300 habitant-e-s nichées dans cette mosaïque de forêts, champs et zones humides. 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, nous expérimentons ici d’autres manières de vivre ensemble, avec chacun–e, avec les autres espèces et avec le monde. De la fabrication de notre pain, à l’animation de notre propre radio pirate, de la culture de plantes médicinales à la fabrication de camembert rebelle, en passant par un studio d’enregistrement de rap, un atelier de production de pâtes, une brasserie artisanale et deux forges, un système de justice communale, une bibliothèque et même un vrai phare fonctionnel... La zad est devenue la nouvelle commune du 21e siècle.
Joyeux chaos d’imprévisibilité, la splendide imperfection de cette utopie en résistance à l’aéroport et son monde a été portée par un mouvement populaire radicalement varié, composé de dizaines de milliers de paysans, anarchistes, syndicalistes, naturalistes, écologistes, étudiants, locaux et révolutionnaires en tous genres. Tout a changé le 17 janvier 2018, quand le Premier ministre, à la télévision, déclarait dans un même souffle l’abandon du projet d’aéroport et l’expulsion de la zad, « zone de non-droit » afin de rétablir « l’état de droit ».

Je commence à écrire huit jours après le début de l’attaque. D’après mon agenda, nous sommes le mardi 17 avril, mais les jours, les dates et même les heures se mêlent en un maelstrom d’intensités saturées d’adrénaline face auquel les mots semblent d’abord dérisoires. Nous sommes épuisé-e-s, couvert-e-s de bleus, certain-e-s sont gravement blessé-e-s. Les médics ont déjà comptabilisé 270 blessures. Beaucoup d’entre elles sont des blessures par balle de flashball, mais la plupart sont causées par les éclats tranchants de métal et de plastique projetés par les grenades de désencerclement et les grenades assourdissantes dont les explosions hideuses détonent sur la symphonie printanière chantée par les oiseaux. C’est avec une grenade de la sorte que la police a tué Rémi Fraisse, un écologiste de 21 ans, au cours d’une manifestation contre un barrage agro-industriel en 2014.

Le point d’accueil et d’information de la zad, toujours dominé par une immense carte de la zone peinte à la main, est maintenant un hôpital de campagne. Des médecins locaux sont venu-e-s aider les équipes de médic de terrain, les acuponcteureuses, soigneurs et soigneuses de toutes sortes. L‘ambulance des camarades est garée à l’entrée. La police a retardé des ambulances qui quittaient la zone avec des camarades blessé-e-s à bord, et quand c’est la gendarmerie qui a évacué des manifestant-e-s gravement blessé-e-s elle en a abandonné dans la rue loin de l’hôpital voire, à une occasion, devant une clinique psychiatrique.


Des milliers d’actions de solidarité nous ont maintenu la tête hors de l’eau. À Munich, des parkings de consulats ont été sabotés tandis que des retraité-e-s du coin nous apportaient des barres chocolatées ; des musiciens et musiciennes nous ont envoyé des chansons composées pour l’occasion tandis que des manifestations de soutien des Zapatistes du Chiapas et des banderoles sur les ambassades françaises dans le monde entier – de Delhi à New York en passant un message géant écrit dans le sable sur une plage néo-Zélandaise et même des plongeurs et plongeuses déployant une banderole sous-marine nous réchauffaient le cœur. Sur la zone, trois collectifs de cuisine d’action sont venues nous nourrir, des architectes ont rédigé une lettre ouverte, signée par 50 000 personnes, déplorant la destruction de formes d’habitat exceptionnelles tandis que des voisin-e-s nous offraient des espaces de stockage pour garder nos possessions en lieu sûr. Au fil des ans, c’est une véritable culture de résistance qui s’est développée autour de la zad. Tout le monde n’est pas en mesure, physiquement et moralement, de se battre sur les barricades, loin s’en faut, mais des milliers de personnes sont prêtes à nous offrir sans hésiter toutes formes de soutien matériel. Là résident les fondations de toute lutte qui cherche réellement à gagner. Recevoir ce genre de soutien signifie être capable de s’ouvrir à des personnes différentes, à celles et ceux qui n’ont pas nécessairement la même analyse révolutionnaire que « nous » et que d’aucuns s’empresseraient d’enfermer dans leurs étiquettes de « réformiste ». C’est ce dont il s’agit quand on veut faire consister une composition, c’est ainsi qu’on tisse une véritable écologie de la résistance. Comme le proclame une banderole sur une maison squattée de la zone : « Pas de barricadières sans cuisiniers ».

C’était calme aujourd’hui, un des jours les plus calmes depuis le début des opérations. On sentait le printemps fleurir enfin, nous avons ouvert grand les portes et les fenêtres pour permettre à la brise printanière de balayer les miasmes toxiques de gaz lacrymogène qui s’accrochaient à nos vêtements. Profitant de cette apparente accalmie passagère, notre collectif sort la grande table au soleil et nous mangeons tout-e-s ensemble pour la première fois depuis le début des expulsions, accompagné-e-s d’une vingtaine d’ami-e-s venu-e–s du monde entier nous soutenir. J’entends une abeille bourdonner, butinant de-ci de-là le nectar des fleurs. Je lève les yeux pour l’apercevoir… Ce n’est pas une abeille, c’est un drone de la police venu filmer notre repas. Il nous bourdonnera au-dessus pendant des heures. Au bout du compte, voilà le plus grand crime que nous ayons commis sur la zad : construire des communs, partager nos mondes, déserter la maladie de l’individualisme.
Deux ans avant l’abandon du projet d’aéroport, le mouvement avait déclaré, dans un texte intitulé Les Six points pour l’Avenir de la zad : « Puisqu’il n’y aura pas d’aéroport, nous prendrons collectivement soin, via une entité qui émergera du mouvement, des terres que nous sommes en train de sauver de la mort par bétonnage ». Quelques mois avant l’Abandon, cette entité a pris forme, c’est l’Assemblée des Usages. Peu après l’abandon du projet d’aéroport, nous avons entamé les négociations avec l’état (par l’intermédiaire de la préfète du département, Nicole Klein). Ces premières négociations sont venues après une semaine compliquée de pré-négociation, au cours de laquelle nous avons été obligé–e–s d’ouvrir une route qui avait été occupée et sur laquelle avaient poussé des cabanes après l’expulsion ratée de 2012. Il semblait alors que rétablir la circulation à travers la zone permettrait à l’état de se satisfaire publiquement du retour à l’état de droit sur la zone. (Voir le texte Zad will survive pour une perspective sur cette période complexe).
Une délégation de neuf personnes, composée de membres d’associations, de paysans, de naturalistes et d’occupants de la zone s’est assise à la table des négociations. Elle est restée ferme sur son exigence de mettre en place une structure collective de gestion des terres, refusant de voir ces terres retourner à la propriété privée individuelle et à l’agrobusiness habituel, comme si de rien n’était. Dans les années 80, une structure similaire avait été créée à la suite de la victoire d’un mouvement de lutte massif contre l’expansion d’une base militaire sur le plateau du Larzac au sud de la France. Ce précédent à l’esprit, nous avons proposé un document légalement solide pour une convention globale de gestion des terres. Elle a été ignorée, sans aucune justification légale. Cette fin de non-recevoir était un acte totalement politique. Trois jours plus tard, les expulsions commençaient.
Les positions, depuis, sont claires. Il ne s’agit pas d’un retour à l’« état de droit » sur la zone, mais d’une bataille entre la propriété privée et celleux qui partagent des mondes, entre le capitalisme et les communs. La bataille de la zad est une bataille pour l’avenir, c’est une bataille que nous ne pouvons pas perdre.


JOUR 1, Lundi 9 Avril – ça commence dans la nuit
Le téléphone sonne, il est 3h20. Il fait encore nuit. Au bout du fil, deux petits mots essoufflés : « ça commence ! », puis ça raccroche. Chacun–e sait ce qu’ille a à faire, chacun-e se met à son poste. On court au bureau des ordinateurs, aux barricades, ou encore à la radio pirate (Radio Klaxon, qui pirate le 107.7, les ondes de la radio de Vinci Autoroutes, le 107.7, qui devait construire et exploiter l’aéroport), d’autres prennent leur tour de médic. Des centaines de camions de police envahissent les deux routes principales qui traversent la zone.

La bataille qui fait rage sur l’une des petites routes parvient à arrêter la progression des flics vers l’ouest. Mais partout ailleurs, les bulldozers massacrent les cabanes qui comptaient parmi les plus belles, celles qui, assemblages de pisé, de terre et des rebuts du monde émergeaient de la boue de l’est de la zone. Ils détruisent le Lama Sacrée, sa stupéfiante tour de guet en bois, labourent de leurs roues et chenilles les jardins de permaculture, aplatissent les serres et ouvrent des tranchées de désolation à travers la forêt. La police érige un grand mur anti-émeute sur le chemin qui traverse la zad d‘est en ouest. Cette technique de contrôle efficace en ville s’avère inopérante en contexte rural et les gens passent leur matinée à les harceler de tous côtés. Malgré le gaz et les grenades explosives, nous tenons bon. Les journalistes se voient pendant un bon moment refuser l’accès à la zone, la police leur expliquant qu’elle ferait elle-même ses propres images (libres de droits !). Le « Groupe presse » leur indique le chemin pour traverser le bocage ; les images domineront les nouvelles du matin.

Une grosse douzaine d’entre nous fait face à une ligne de centaines de robocops à l’autre bout du champ. L’un-e de nous, masqué-e et vêtu-e du kway noir de rigueur a amené un club de golf. Ille s’agenouille, place un T dans l’herbe mouillée, sort une balle d’un grand sac de supermarché et la pose tranquillement sur le T. Ille tire, la balle rebondit sur les boucliers. Ille recommence avec une autre balle, une autre encore, puis une autre…

Dans l’après-midi les flics et les huissiers arrivent aux 100 noms, une petite installation off grid composée de moutons, de poules, de potagers, et de belles habitations, telles que cette cabane construite, par un jeune architecte renégat, en forme de heaume géant fait de plaques d’acier géodésique. L’huissier donne 10 min aux occupant-e-s pour partir de ce lieu qu’illes ont mis 5 ans à construire. Plusieurs centaines de personnes viennent résister à cette expulsion. Nombre d’entre elleux viennent du Camping Des Cheveux Blancs, point de rencontre des retraité-e-s et des ancien-ne-s, qui l’ont renommé camping des « jeunes de tous âges » et est devenu l’une des colonnes vertébrales de la lutte. Aux 100 noms, nous sommes bien 200, personne n’est masqué-e cette fois. Une masse compacte de robocops remonte le chemin. Quelques-un–e–s montent sur le toi de la nouvellement construite grange à moutons, d’autres serrent leur corps en une ligne qui se presse contre les boucliers. Paysan-ne-s et activistes, occupant–e–s et visiteurs, jeunes et vieux, ils nous frappent, nous brûlent la peau au gaz lacrymogène et nous repoussent dans les champs.

Nous répondons dans une joyeuse éruption de boue qui couvre leurs visières et boucliers. Celles et ceux du toit se font déloger et emporter à terre par les grimpeurs de la gendarmerie, puis le bulldozer fait son travail. Quelques minutes plus tard une de leur machine de démolition s’embourbe dans la boue. L’un-e de nous propose avec un belle ironie d’aller « les aider à pousser pour les sortir de là ». Des centaines s’approchent, des traînées de gaz envahissent le ciel bleu, une pluie de grenades lacrymogène s’abat sur la zone humide, celles qui tombent dans les mares les font bouillir de chaleur toxique. Je tente de consoler Manu dont la maison, une mince cabane de bois élancée vers le ciel avec un mur d’escalade accroché à son flanc, vient de se faire aplatir. Je le prends dans mes bras, mais ça ne suffit pas à calmer ses sanglots. Nos yeux sont rougis de larmes à force de gaz et de chagrin.
Selon la logique de l’état, les 100 noms semblait pourtant pouvoir rentrer dans les fantasmés de normalité, de légalisation, de « bon-ne-s zadistes ». La petite installation fonctionnait bien, elle produisait de la viande et des légumes et ses moutons étaient plus légalisés que ses habitant-e-s. Le projet avait le soutien de nombreux locaux. Sa destruction a rallumé la colère de nombreuses personnes qui se distanciaient peu à peu de la zad ces derniers temps, elle les a rappelées à la lutte. Cette destruction est bien sûr tout aussi ignoble que le massacre de toutes les autres habitations et cabanes. Cependant, comme la lutte se déroule sur le terrain symbolique autant que dans le bocage, la destruction des 100 Noms a été une bourde stratégique.
Sur twitter, les vidéos des attaques sont vues par des dizaines de milliers de personnes, les nouvelles des expulsions se répandent et l’onde de choc secoue la France entière. Des actions sont menées dans plus de 100 lieux différents, des mairies sont occupées, à plus de 1000 km de là le pont de Millau est bloqué, de même que l’usine d’armement qui produit les grenades dans l’ouest de la Bretagne.
La démolition se prolonge tard, mais les barricades poussent plus vite la nuit. Nous comptons nos blessé-e-s.
JOUR 2, mardi 10 Avril – La barricade et le tank
Ça commence encore avant l’aube. Le système de communication de la zad, avec ses centaines de talkies-walkies, ses CB de routier à l’ancienne et la radio pirate, nous appelle à aller défendre le collectif des Vraies Rouges, juste à côté du plus grand jardin potager et médicinal de la zad. A travers champs nous arrivons juste pour voir un blindé collé à la barricade. Nous tenons le terrain, seule la barricade nous séparant du blindé. Nous préparons des bombes de peinture pour tenter d’en couvrir les vitres du blindé. Puis le déluge de lacrymogène s’abat sur les salades et les épinards. Un ami trouve une journaliste terrifiée réfugiée dans une cabane. Journaliste pour le Figaro, elle est un peu décalée avec son sac à main rouge. « Quel est ce bruit ? » demande-t-elle d’une voix tremblante. « Une grenade de désencerclement », lui répond-il. « Mais pourquoi vous ne contre-attaquez pas ? Où sont vos boules de pétanques hérissées de lames de rasoir ? ». Il éclate de rire malgré le gaz lacrymogène. « Nous n’avons jamais rien eu de la sorte, c’est une invention des media de droite, et de toute manière, il est impossible de souder des lames de rasoir sur une boule de pétanque. »

Il y a du gaz partout, on ne voit plus rien, à peine le bout de son nez brûlant, coulant. En même temps, la police subit la pression de l’autre côté de la route, où une foule de militant-e-s équipé-e-s de masques à gaz, de boucliers de fortune, de pierres, de lance-pierres et de raquettes de tennis pour renvoyer les grenades tentent de faire ce qu’illes peuvent. Illes jouent à cache-cache dans les bois. Le blindé commence à pousser la barricade, une partie d’entre nous monte sur le toit de la cabane de deux étages tandis que d’autres tentent de battre en retraite sans écraser les légumes du potager. C’est fini, c’est la fin d’un autre lieu, d’une autre aventure collective sur la zone. Soudain, un rugissement surgit de l’autre côté de la barricade. Des dizaines de silhouettes émergent de la forêt sous un vol de cocktails Molotov, dont l’un touche le blindé. Les flammes lèchent sa carlingue et le rugissement sauvage devient explosion de joie pure. Le blindé recule, la police aussi. Les Vraies Rouges vivront un jour de plus, semble-t-il, grâce à la diversité des tactiques.
En 2012, quand nous avons réussi à déjouer la première tentative d’expulsion de la zone, c’est ce qui nous a donné l’avantage. Depuis 50 ans que la lutte contre cet aéroport perdure, elle a utilisé toutes les ficelles possibles, de la pétition à la grève de la faim, du combat juridique au sabotage, de l’émeute aux inventaires citoyens de l’écologie de la zone. Les cabanes de défense arboricole en contre point aux jets de pierres, les blocages faits par les tracteurs ont secondé des armées de clowns. Notre arme secrète, c’était le respect que nous avions pour les tactiques des un–e–s et des autres, une ouverture incroyable qui nous permettait de ne pas se juger de sorte que des retraité-e-s pacifistes ont pu œuvrer de concert avec des black bloc. Je n’avais encore jamais vu ça. Cette stratégie des multiples tactiques a rendu très difficile pour le gouvernement de criminaliser le mouvement. Les mouvements gagnent quand ils savent user de la plus large palette de tactiques, et quand ils sont prêts à user de chacune d’entre elles au moment et dans la situation opportune.
Dans un creux de forêt à l’est, la Chèvrerie résiste encore. C’est une énorme cabane, très haute. Des centaines de mains l’ont bâtie de tourbillons d’argile coloré (brun, gris, ocre et blanc) et décorée de mosaïques et de sculptures arachnéennes. Ils sont sur le point de la broyer. Des centaines de gendarmes l’encerclent, l’un d’eux muni de ce qui ressemble à un mitraillette. Du toit, usant d’un cône de circulation pour mégaphone, une voix clame : « Nous défendons la vie et le vivant ». Un fois la cabane détruite, on s’aperçoit qu’un petit miracle a eu lieu : aucune des dizaines de fenêtres n’est brisée. Ça va être facile à reconstruire !

Aux fosses noires, la brasserie sert de cantine, mais le gaz lacrymogène se dépose dans les marmites, et sur les piles de légumes qui nous ont été offerts. Après le déjeuner, une deuxième conférence de presse a lieu. Hier la première avait réuni des dizaines de caméra de télévision, les micros de radios du monde entier enregistraient les 8 personnes représentant toutes les composantes du mouvement. Leur colère empreinte de dignité était si puissante, si palpable que nombre d’entre nous en ont pleuré.

Aujourd’hui, ce sont 30 habitant-e-s qui font face aux caméras, celles et ceux qui font vivre des projets d’agriculture ou d’artisanat sur la zone. Ils expliquent comment, au cours des dernières semaines de négociation, ils ont présenté un dossier détaillant le projet collectif d’usage de la zone dans un cadre légal d’association à but non lucratif qu’illes avaient créé. Ils et elles montrent avec brio que penser ce bocage de manière écologique, c’est réaliser que tous les projets sont inter-dépendants, que les parcelles doivent tourner pour être affectées successivement à différents usages, différentes personnes, que les outils sont partagés et que chaque projet reçoit l’aide de tou–te–s quand il le faut. Découper la zad en unités individuelles indépendantes n’a aucun sens. Puis Sarah intervient, et sa présence est bien plus forte que tous les discours. Notre jeune bergère, telle une madone des temps modernes, tient sur ses genoux un agneau noir, mort. Elle raconte comment son troupeau était déjà légalisé, comment cet agneau est mort de stress quand il a dû être évacué de la ferme des 100 noms pour fuir l’expulsion. Ses yeux gris percent les objectifs des caméras. « Ils ont choisi la violence, ils ont choisi de détruire ce que nous avions bâti, ils ont choisi de rompre le dialogue ». Willem, un jeune agriculteur dont le troupeau squatte des champs à l’ouest de la zone explique d’une voix tremblante : « S’il n’y a pas d’agriculture collective, on retombe dans ce qui se passe aujourd’hui dans les campagnes, l’individualisme : tu grignotes petit à petit la terre de tes voisins, tu es de plus en plus seuls sur une exploitation toujours plus grande ». Il respire un grand coup. « Cet isolement pousse les agriculteurs au suicide, nous sommes de plus en plus nombreux seul-e-s sur nos fermes, seul-e-s faces aux difficultés croissantes. Sur la ZAD, nous tenons à une agriculture au service de tous, pas juste de notre intérêt personnel ».
La zad appelle à un grand pique-nique le lendemain. Vincent, l’un des agriculteurs qui nous soutient dans les environs, membre de COPAIN 44, le réseau d’agriculteurs rebelles dont les tracteurs sont devenus une icône et un outil fondamental de la résistance, soupire, « Le gouvernement brisé toute possibilité de dialogue, maintenant. Il nous oblige à répondre par le rapport de force. »
Un grande banderole est accrochée aux grands mats qui portent les plants de houblon de la brasserie : « Nicole Klein m’a radicalisé »
JOUR 3, mercredi 11 avril – Gazage de pique-nique
Nous sommes réveillé-e-s aux aurores, comme d’habitude, par les explosions des grenades des gendarmes, les combats continuent aux abord de la D281. Un petit groupe tente de contenir la police qui essaie de s’aligner dans un champs, nous ne somme pas nombreux, c’est une manœuvre un peu désespérée. Soudain, le brouillard se déchire sur un tracteur conduit par un visage masqué par une balaclava, le passe-montagne symbolique des zapatistes. Dans sa benne, une tonne de pierres. Il les pose en tas juste devant nous, puis se retire dans le brouillard.
Dans le champs d’à côté un homme imposant, masqué d’une balaclava et arborant le costume des moines lance un seau d’eau à quelques robocops. – « Je vous baptise au nom de la zad», tonne-t-il. Un nuage de gaz lacrymogène le suffoque, mais un gendarmes glisse dans la boue et perd son tonfa. Vif comme l’éclair le moine s’en saisit et s’enfuit, brandissant son trophée rebelle à bout de bras. Le mégaphone de la police demande : « Vous devez rendre la propriété de l’état. Rendez-le nous immédiatement ! »


A la mi-journée, plus de mille personnes arrivent pour le pique-nique champêtre. Plus de trente tracteurs sont venus, certains de très loin, malgré le fait qu’en cette saison il y a beaucoup à faire quand on est paysan. Ils forment un cercle de protection autour du grand potager du collectif Rouge et Noir, aujourd’hui jonché de restes toxiques de gaz lacrymogène. « L’État à franchit la ligne rouge en détruisant les 100 noms », nous dit l’un d’eux.
Dans les petites routes de campagne, une foule de tous âges se fraie un chemin entre barricades et débris des combats de la veille. L’ambiance est festive, une batucada masquée de rose nous guide jusqu’au champs derrière Lama Sacrée. Une longue ligne de police en armures noires s’étend à travers du vert pâturage. La batucada s’avance, puis c’est l’enfer : pluie de lacrymogène, des dizaines de grenades explosives s’abattent sur la foule pacifique, on panique, on fuit à travers les haies.

À l’est, la Boite Noire, la Dalle à Caca, le Jesse James et la Gaîté tombent tour à tour. En même temps, ils attaquent La Grée, une grande ferme au centre de la zone. Chaotique et foisonnante, ses murs couverts de graffiti accueillent toutes et tous sans condition. Elle héberge un atelier de réparation de voitures, un mur d’escalade, un studio de rap. Nombreuses sont les personnes qui échappent à la misère de la rue, des addictions pour vivre là, ensemble. Les tracteurs paysans forment un cercle, une barricade de carcasses de voiture est enflammée. Mais hélas, le gaz lacrymogène est trop fort, les tracteurs doivent reculer.
Un lourd troupeau émerge du brouillard, il charge à travers champs. La zone est complètement coupée par une ligne interminable de robocops qui s’étire d’Est en Ouest. La foule se fait disperser, on s’arrache les poumons à force de tousser, tout le monde est furieux. Ça devait être un simple pique-nique, c’est encore devenu une zone de guerre. Les nuages de gaz s’accrochent aux herbes des champs, les vaches, terrorisées, se serrent dans un coin au fond d’un champs minuscule. Le poste médical des Fosses Noires est contraint de déménager au Gourbi, mais le gaz l’y rattrape et il poursuit sa fuite à la Rolandière quelques minutes avant que la police arrive massacrer l’un des symboles de la zone, le Gourbi.
C’est au centre de la zad, au Gourbi, que se déroulent toutes les semaines les assemblées des occupant-e-s. C’est le Gourbi qui, tous les vendredis, héberge le non-marché, où tous les surplus sont distribués à prix libre. À l’origine, il y avait une maison en pierre, habitée par un vieux couple qui fut expulsé en 2012. La maison fut alors détruite pour faire place au projet d’aéroport. Une cabane en bois fut alors construite pour la remplacer. Très vite il a fallu rénover ses murs construits de bric, de broc et de palettes. Une cabane flambant neuve, dernier cri fut alors bâtie en 2015 pour la remplacer. Une nuit, une personne s’est glissée dans cette magnifique maison et l’a incendiée.
Mais le Gourbi devait renaître de ses cendres. Pour répondre avec humour à la consultation locale organisée par le gouvernement à propos du projet d’aéroport, nous avons organisé une nuit blanche de fête lors du résultat (55 % pour le nouvel aéroport). Au son d’un homme orchestre reprenant à l’accordéon des tubes kitsch de Queen et autres variétés, des centaines de personnes ont alors modelé l’argile de ces marais autour de l’architecture de métal en forme de dôme géodésique, pour faire émerger la cabane ronde des réunions de la zad. Faite de métal et de terre pour résister aux incendies criminels, notre œuvre s’écroule aujourd’hui comme une fétu de paille sous la pelle du bulldozer de l’état. À des mondes de là, dans la Métropolis, le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, déclare au parlement que « Nous voulons éviter toute violence dans le pays, c’est ce que nous faisons à Notre Dame Des Landes ».


À la tombée de la nuit, le gouvernement déclare avoir expulsé encore 13 lieux de vie, ce qui fait un total de 29 depuis lundi. Le Premier Ministre refuse d’interrompre les opérations tandis que l’équipe médic publie les horribles photos des quelques 60 blessures survenues depuis lundi, dont celles de trois journalistes. Entre-temps les flics annoncent leurs propres chiffres : 32 blessés chez eux , la plupart par leur propres armes, mal utilisées. Les nouvelles de milliers d’actions de solidarité commencent à se multiplier, que ce soient des squatteureuses en Islande, des paysans du Liban, des éco-architectes en Colombie. De Paris, des travailleuses du sexe envoient des photos sexy SM sur une thématique zad, des étudiants occupent l’EHESS, l’école de l’élite des sciences sociales, en solidarité. L’après midi, l’électricité est coupée sur une grande partie de la zone et chez de nombreux voisins de la zad. Cette tactique rappelle sombrement les punitions collectives dont les armées d’occupation se servent. La nuit, les doux coassements des grenouilles se mêlent au bourdonnement des groupes électrogènes. 400 d’entre nous se retrouvent à la Wardine, une ancienne étable en béton aujourd’hui couverte de fresques lumineuses. Nous nous racontons nos histoires, des chient aboient, certain-e-s craquent.
JOUR 4, jeudi 12 avril– Sont-ils prêts à tuer ?
La journée commence par une bonne nouvelle sur Radio Klaxon. Un groupe d’action affinitaire a bloqué la voie express qui passe près de la zad. Sortant des buissons, ils et elles ont envahi la route armées de pneus, de briquets et de gilets jaunes brillants. En quelques secondes, un mur de flammes bloquait le flux des voitures qui se pressaient d’aller travailler à Nantes. Le groupe a disparu aussi vite qu’il est apparu, se fondant à travers haies. Plus nous nous battons pour ces terres plus nous devenons bocage nous-mêmes, plus nous sommes difficiles à chasser. De jour en jours les gens affluent ici, souvent pour la première fois de leur vie. L’art des barricades continue de se développer sur toute la zone, l’une d’elle surmontée d’un vieux bateau rouge. Certaines de nos barricades les plus utiles sont mobiles, constituées des tracteurs de COPAIN 44 qui prennent position aux carrefours stratégiques de la zone.
À la suite de la tentative d’avocats amis de prouver que l’expulsion des 100 noms était illégale, la préfète est appelée à comparaître au tribunal de Nantes, mais le procès est ajourné. L’infatigable groupe presse de la zad publie un communiqué intitulé « Après 3 jours d’expulsions, sont-ils prêts à tuer parce qu’ils ne veulent pas de collectif ? ». Les heurts se poursuivent dans le bocage, tandis que Macron passe à la télévision pour s’exprimer devant la nation à propos de sa politique. Un mouvement social se lève contre lui, des universités sont occupées, des supermarchés en grève ainsi qu’Air France et les travailleurs du rail – il est contraint de répondre. La mise en scène est surprenante, une classe d’école primaire. Il parle de la ZAD un peu plus d’une minute, « l’état de droit républicain doit être restauré », dit-il, puis « tout ce qui devait être évacué a maintenant été évacué ».

Tandis qu’il parle, cent cinquante grenades explosives sont lancées en moins d’une demie heure dans le champ de Lama Sacrée, les explosions s’entendent dans tout le bocage, explosant les tympans des plus proches et faisant monter l’angoisse de celles et ceux qui les entendent, c’est à dire toutes les personnes sur la zad. La Ligue des Droits de l’Homme demande que toutes les parties se remettent à la table des négociations. Un appel à convergence sur zone est lancé pour dimanche : « Le temps est venu de nous retrouver, d’affirmer que la zad doit vivre, de panser nos blessures et de nous reconstruire… »
Nous rentrons à la Rolandière retrouver sa familière bibliothèque en forme de bateau amarrée à son phare dressé en lieu et place de la tour de contrôle de l’aéroport qu’ils voulaient construire. C’est le coucher du soleil. Sur le balcon du phare, à 20 mètre de haut, une silhouette solitaire joue de la trompette. Un jazz somptueux et fluide flotte au dessus de la forêt. Ce sont ces moments qui nous rappellent pourquoi nous vivons ici.
Le soir, sous un ciel clair rempli d’étoiles, l’Assemblée des Usages se réunit. Nous nous asseyons sur des bancs de bois faits à la main, sous le Hangar de l’Avenir. Cette grange aux allures de cathédrale a été construite en 2016 par 80 charpentier-e-s traditionnel-le-s avec presque uniquement des outils manuels. Elle est ornée de salamandres et de serpents gravés dans les poutres de chêne. Nous sommes plusieurs centaines à l’assemblée, l’un-e des paysan-ne-s qui bloque un carrefour avec son tracteur nous lit des textos qu’il reçoit de la préfète, qui cherche à négocier avec COPAIN 44. « Hier, le Premier Ministre a dit que c’était la guerre, aujourd’hui le Président déclare la paix, donc c’est fini. ». Clairement, elle a compris que la situation est bien plus compliquée que prévu. Un marché est conclu, enlevez vos tracteurs, écrit-elle, et je promets que pour 22h j’annonce à Ouest-France que l’opération de gendarmerie est terminée« .

La réunion continue, nous attendons fébrilement l’article sur le site d’Ouest France. Je rafraichis mon téléphone toutes les 20 secondes. Soudain la mise à jour du site apparaît. C’est juste encore un article sur Johnny Hallyday. C’était du bluff ? Il paraît enfin, avec 1/2 heure de retard. Des vivas montent des voix fatiguées. De retour à la maison, nous tentons de faire un peu la fête, au moins nous pourrons dormir un peu demain matin, on dirait bien que c’est fini, au moins pour l’instant…

JOUR 5, vendredi 13 avril– Les dents de l’utopie
Dans un demi sommeil, j’entends vrombir des moteurs sur la route… Je veux d’abord croire à des tracteurs, mais je vois bientôt les éclairs de lumière bleue des fourgons de flics qui défilent. Nous sautons du lit, courons au sommet du phare pour voir la route couverte de fourgons aussi loin que nous pouvons le voir. L’énorme barricade du carrefour, que les tracteurs ont abandonnée hier contre la promesse de la préfète, est en feu, son panache de fumée noire soulignant l’aube orangée. Le pop familier des grenades lacrymogènes est bientôt suivi du déchirement sonore des barricades poussées par le blindé. Radio Klaxon annonce qu’ils ont nassé La Grée et qu’ils y perquisitionnent, que le camping de La Wardine est aussi encerclé, que 150 flics se dirigent vers Le Rosier. La barricades des Lascars, composition de plusieurs voitures brûlées, d’une énorme porte métallique et d’une tranchée large de plusieurs mètres, est défendue par près d’une centaine d’entre nous.
La forêt est enveloppée de brouillard toxique, des silhouettes fantomatiques de rebelles courent d’arbre en arbre, des pierres volent en directions des armures, propulsées par les lance-pierres produits par André, un homme de 83 ans qui a mis en place une ligne de production lors des menaces d’expulsion de 2016. Son équipe en a produit 1000. Les flics lancent leurs grenades explosives au hasard des champs vers la forêt, l’une d’elle explose juste au-dessus de ma tête. Bloquée par un arbre, elle fait voler son écorce en éclats. Ils appellent ça la fin des opérations ?
Un communiqué de la gendarmerie explique qu’ils déblaient les routes, ne procèdent à aucune expulsion ni destruction de squat, mais cherchent à arrêter les personnes qui ont lancé une fusée de détresse en direction de leur hélicoptère. Ils embarquent deux personnes à la Grée, mais pour une autre raison. Le gaz repousse tout le monde loin de la barricade des Lascars et ils sortent leur meuleuses pour découper la porte métallique. Malgré les nuages de gaz lacrymogène, des personnes sont sur le toit de l’Ambazada, un bâtiment flambant neuf qui accueillera les peuples des luttes intergalactiques. Elles parviennent à entonner des chansons populaires mises au goût du jour, elles chantent l’histoire de la lutte de la zad.
Un répit joyeux nous est offert quand un blindé qui attaque Lascars glisse dans un fossé. L’autre blindé doit venir à la rescousse pour le libérer. La boue de cette zone humide a toujours été notre alliée, sa terre gorgée d’eau notre amie. Quand ils se retirent enfin, une banderole se dresse : « Réduction sur les permis de conduire des blindés ». L’humour est aussi notre complice, bien sûr, même dans ce qui ressemble à une zone de guerre, avec son asphalte brûlé, son verre cassé, ses décombres omniprésents. Notre rire alimente notre rage. La police se retire encore une fois et notre barricade repousse, renaît de ses cendres, plus grande et plus forte que jamais. Nous remarquons que la chute du tank dans le fossé a creusé un grand trou à l’endroit même où nous avions prévu de creuser l’évacuation d’eau de l’Ambazada. Plus besoin de creuser, il ne reste qu’à y mettre les plantes pour faire notre phyto-épuration. Voilà de la permaculture radicale, toutes les forces en présence convergent pour un résultat maximal avec le moindre effort.
À midi la préfère débute sa conférence de presse à Nantes. Elle confirme le message de la nuit dernière (la fin des expulsions) et produit, dans une mise en scène une peu loufoque, une feuille de papier pour les caméras. C’est un « formulaire simplifié », dit-elle à la presse, « par lequel tous ceux qui le désirent peuvent déclarer leur projet dès que possible… La date limite est fixée au 23 avril ». Elle continue : « Nous demandons seulement qu’ils déclarent leurs noms, leur projet agricole, et qu’ils nous disent quelle parcelle ils souhaitent exploiter, pour que l’état puisse traiter ces demandes. ». Elle confirme aussi que les opérations sont dirigées par Macron et non par le Premier Ministre ni celui de l’Intérieur, et que c’est lui qui a décidé d’interrompre les expulsions. « Je tends la main », dit-elle, et elle demande la reprise des négociations le lundi. « Je donne une dernière chance aux zadistes ». Assis à côté d’elle, le général Lizurey, responsable des opérations de gendarmerie, déclare que le nombre de zadistes sur zone est passé de 250 à 700.

Je vais au Hangar de l’Avenir, à pieds par la forêt de Rohanne. J’y sens la douce odeur du pin et celle des champignons, humide et un peu moisie. La grange a retrouvé son rôle de scierie et de charpenterie de la zad. C’est le quartier général du collectif Abracadabois, qui prend soin des haies et des bois, où il ramasse le bois de chauffage et prélève de quoi préparer du bois d’œuvre. Le collectif organise aussi des ateliers de partage des savoirs autour de la charpente, de la biologie de la forêt, de la sculpture du bois, des tronçonneuses et d’autres manières d’habiter la forêt, inspirées des pratiques indigènes d’hier et d’aujourd’hui. La scierie débite les grumes en planches, vingt charpentier-e-s s’activent à la préparation de la structure d’un nouveau bâtiment pour les assemblées et le non-marché du Gourbi, que nous pensons ériger dimanche, lors de la grande journée d’action collective.
Ce matin, je suffoquais dans le gaz lacrymogène ; cet après-midi je regarde des personnes qui après une matinée sur les barricades ont posé leurs masques pour construire une charpente avec des techniques millénaires. Observer ce travail minutieux me donne du baume au cœur. C’est de cette double capacité que la zad tire sa force : se battre en construisant, faire barrage au capitalisme en élaborant en même temps d’autres formes formes de vie. C’est aussi à cause de ça que l’état veut nous détruire. Ils pourraient s’accommoder de jolis projets éco-alternatifs, faciles à récupérer et à intégrer dans les nouvelles formes de capitalisme vert, mais quand celles et ceux qui remettent radicalement le système en cause se mettent à proposer concrètement d’autres manières d’être, cela met l’état en danger. Résistance et Créativité, le Non et le Oui, sont les deux brins de l’ADN de ce territoire. Séparez l’un de l’autre et c’est la mort de la ZAD. Elle finirait en écovillage ou en « ville en transition », en alternative domestiquée.

Un deuxième hélicoptère survole pourtant la grange. Cette fois, il y a le Premier Ministre Édouard Philippe et le ministre de l’Intérieur à bord, pour une visite guidée privée de la zad, avec vue panoramique. Ils sont venus féliciter les troupes pour leur bon travail. En serrant la main aux gendarmes, Édouard Philippe annonce à la presse que « l’état n’acceptera aucune reconstruction ni aucune réoccupation ». Il fait référence à l’action prévue dimanche. « Tout lieu qui tenterait ce genre d’action sera automatiquement exclu de toute régularisation possible »… « sera confronté à une procédure judiciaire. ». Il tente encore de séparer les bon-ne-s zadistes des mauvais-e-s. Les charpentier-e-s, elleux, travaillent jusque tard dans la nuit.

Jour 6, samedi 14 avril – Les cicatrices ne s’oublient pas
Boum, encore un réveil en fanfare. Les blindés et des dizaines de vans passent à toute vitesse. Ils nettoient une fois de plus les barricades de la D81 à coup de bulldozers et continuent vers le sud. Ils vont probablement à Nantes où les travailleurs en grève vont manifester, immédiatement suivis par une manifestation contre les expulsions à la zad.
En même temps, les barricades de Lama Fâché sont détruites et l’on remarque un nouveau gaz, jaune sombre. Le respirer fait vomir et perdre le sens de l’orientation dans le temps et dans l’espace. Derrière les barricades, un trio de médics surveillent les bois adjacents, où l’on entend des explosions de grenades. « Nous voyons des blessures de guerre, ici ». « Des peaux et des nerfs déchiquetés par des éclats d’engins explosifs, des plaies ouvertes, des tympans abîmés, des nécroses et des fractures. » Certain–e–s on eu plus de 70 éclats enfoncés dans leurs membres, tous les jours nous passons des heures à les retirer des corps et à nettoyer les blessures. Certains éclats se sont enfoncés de 3 cm dans des chairs. De nombreux soutiens qui arrivent sur zone se mettent à ramasser les milliers de cartouches de gaz qui jonchent la zone. Ils les rassemblent dans de grands sacs que tout le monde peut voir au Camping des Cheveux Blancs. Chaque cartouche coûte 110 euros.
La manifestation à Nantes est réussie, 10 000 personnes défilent. La police anti-émeute est aussi au rendez-vous : 1000 CRS attaquent la manifestation et gazent tout le monde sans distinction, consommateurs en terrasse inclus.

Ce soir, le soleil se couche rouge et sombre. Les machines et les outils à bois sont rangés pour faire place à l’Assemblée des Usages, qui se tient ce soir encore dans le Hangar de l’Avenir. L’odeur de sciure fraîche embaume les débats enfiévrés à propos de la question du retour à la table des négociations lundi. La réponse est non, pas encore.
JOUR 7, dimanche 15 avril– Le rêve du mille-pattes humain
Aujourd’hui, c’est le grand jour. Des milliers de personnes convergent de tout le pays sur la zone pour la journée d’action. Les troupes ont coupé la zad en deux, alignées sur des kilomètres de route pour interdire l’accès à toutes les parties de la zone où des habitats ont été détruits cette semaine. Ces zones interdites comprennent le Gourbi, où nous pensions ériger la nouvelle charpente. Toutes les routes d’accès à la zad sont bloquées par la police, qui dit aux personnes de rentrer chez elles car elles ne pourront pas rejoindre la manifestation. Mais plus de 10 000 d’entre elles désobéissent, garent leurs voitures et leurs bus dans les villages alentours et se lancent dans des heures de trekking à travers le bocage. Les derniers détails de la charpente sont encore en cours de fignolage, un énorme doigt d’honneur et une tête de renard sculptés dans le bois.
Par bouche à oreille, textos ou radio pirate, nous disons au personnes de converger à Bellevue, la grande ferme de l’ouest, et d’y attendre que nous décidions ce que nous allons faire. Nous nous réunissons en urgence à 50 dans un grand champ. Les paysan-ne-s ne veulent pas risquer leurs tracteurs, nous ne voulons pas réduire notre action à un geste symbolique… Une fois de plus l’intelligence collective fonctionne et nous trouvons un plan B. Le bâtiment sera érigé au plus près de la ligne de front, mais nous ne tenterons pas de forcer notre chemin à travers les lignes de police car nous ne voulons pas que les familles qui sont venues soient exposées à un trop fort risque de gazage.
Nous demanderons aux gens, en même temps, de déterrer les bâtons qu’ils et elles étaient venues planter dans le sol en octobre 2016, quand le gouvernement annonçait qu’il viendrait nous expulser. Nous avions déguisé ce rituel en manifestation, 40 000 personnes avaient répondu présentes, planté leur bâton dans la boue du bocage et s’étaient engagées à revenir le déterrer si le gouvernement revenait expulser la zone au profit de l’aéroport. La magie du rituel avait réussi, le gouvernement avait alors reculé. Aujourd’hui, ils sont de retour, ils viennent prendre leur revanche. Le moment est venu.

Certain-e-s extraient de l’argile les bâtons chargés de sens, d’autres portent les grand cadres de bois, les planches et les poutres du nouveau gourbi, par les chemins, jusqu’au champ situé entre la Wardine et L’Ambazada. En quelques heures, la charpente est remontée, pendant que des milliers de personnes replantent leur bâton dans le sol, entourant la structure d’une immense palissade circulaire. Dans le champ d’à côté, la police commence à gazer et à bombarder de grenades explosives des centaines de personnes dont certaines leur lisaient des poèmes ou gardaient les mains en l’air en signe de paix. Les familles tiennent bon, aux côtés des barricadiers et barricadières masquées. Entre-temps, une poignée de personnes facétieuses décide d’emporter le campanile, embryon de tour à ajouter au nouveau Gourbi, à travers bois vers l’est. Des centaines de personnes les suivent, nous traversons la route au-delà des flics. Ceux-ci nous chargent mais sont repoussés par la masse des corps qui avancent en direction du Gourbi, bien décidés à s’en approcher le plus possible. Le vent est avec nous et souffle le gaz lacrymogène sur les lignes de flics. Cet acte de défi joueur prend fin quand il devient clair que nous ne pourrons pas nous approcher du Gourbi, trop bien gardé par les lignes d’uniformes. Mais porter une grande structure de bois à travers champs a un goût de reviens-y. Quelques heures plus tard, quand le soleil s’est couché et les poulets sont rentrés dormir, un nouveau plan émerge. Pourquoi ne porterions-nous pas l’ensemble de la charpente de 1,5 tonne, à travers champs et barricades, de nuit, sur les 3 km qui la séparent du Gourbi ?

Malgré la fatigue des corps, nous parvenons, à 150, à arracher la charpente à la pesanteur. Mille pieds de caoutchouc marchent à l’unisson, et une étrange chimère mi-humaine mi-charpente à mille pattes se met en branle à travers le bocage. L’un-e des charpentier-e-s dirige les opérations à coups de mégaphone, « un peu à gauche !, doucement !, attention à la branche ! ». Illuminé par des centaines de frontales, le bâtiment semble voguer sur la prairie, et nous nageons quelque part entre un rêve fabuleux et l’épique d’une grande scène de film fantastique. Quelqu’un s’assoit en haut de la structure pour écarter les fils électriques et de téléphone sous lesquels nous passons. C’est là que réside la magie de la zad, le savoir intime que tout est possible quand on le fait ensemble.
On s’attendait à voir l’hélicoptère et son doigt vengeur percer la nuit, mais rien. Plus nous approchons du Gourbi, plus les chants prennent du coffre : « on est plus chaud, plus chaud, plus chaud que le lumbago ». À l’arrivée, des feux d’artifice sont déclenchés, on lance une fusée de détresse pour éclairer la scène. Nous posons le bâtiment à côté des ruines du dôme. Un grand feu de joie est allumé. Le Gourbi vient encore de renaître de ses cendres.
Tandis que nous naviguions sur les océans de la reconstruction, Macron parlait en direct à la télévision, assis dans une salle de noir et d’or, avec la Tour Eiffel en fond. Il déclare que le projet d’aéroport a été abandonné pour des raisons de « priorités écologiques du gouvernement » et que par conséquent que notre rage n’est plus fondée. Il dit à la nation que la zad est « un projet de chaos… occupe illégalement des terres publiques ». « Nous avons rétabli l’état de droit », répète-t-il au moins quatre fois. Nous devons signer des formulaires individuels avant le 23 avril sinon « tout ce qui doit être expulsé sera expulsé », dit-il. Il termine par une analogie grotesque : la zad, pour lui, c’est comme si quelqu’un venait s’installer dans votre salon et squatter votre canapé. C’est ridicule et c’est faux, aucune terre ici n’est privée, tout appartient soit à une multinationale qui construit des aéroports soit à l’État. Sa déclaration constitue néanmoins un nouvel ultimatum, une déclaration de guerre totale contre toute forme de vie collective.
Nous apprenons cette nouvelle en rentrant à la maison, mais elle ne suffit pas à émousser nos souvenirs de cette incroyable nuit.
JOUR 8, lundi 16 avril – Toujours nous resurgirons, toujours nous reviendrons, toujours nous reprendrons
Une demi douzaine de corps sont accrochés aux poutres du Gourbi, on dirait des oiseaux. L’un joue du djembé, un couple s’embrasse, les champs à leurs pieds sont couverts de pissenlits. Le grondement du blindé ne surprend personne, bien-sûr qu’ils vont venir directement ici. Les visières des casques anti-émeutes étincellent au soleil, une colonne s’avance vers nous. Quelques explosions plus tard, les oiseaux du toit sont descendus par des grimpeurs de la gendarmerie. La tronçonneuse coupe les piliers du Gourbi, puis le blindé lui fonce dedans. La charpente s’écroule, comme le squelette d’un animal qui meurt. La police se retire sous une pluie de pierres, puis on trie les poutres et les planches. « Les bâtards ! » gueule un ami, montrant un moignon de bois, « Ils ont scié le doigt d’honneur et l’ont emporté avec eux en trophée ! »
Sur les réseaux sociaux, la gendarmerie publie la destruction du Gourbi, qu’elle a filmée avec son drone. Ils ont besoin de valoriser les quelques succès de leur opération, car ils fatiguent eux aussi de ce cycle infernal de destructions et de reconstructions. Un communiqué d’un groupe appelé « Gendarmes et Citoyens » dénonce le fait qu’ils se sentent « embourbés », comme de la « chair à canons » face une « guérilla rurale ». Ils déplorent la « paralysie politique » du gouvernement qui communique avec un « ton martial» qu’il n’assume pas sur le terrain, ne donnant pas d’ordre effectif. « Pourquoi ne recevons-nous pas l’ordre d’arrêter tout le monde dans les squats ? », se plaignent-ils. C’est vrai qu’il n’y a eu que très peu d’arrestations pour l’instant, c’est surprenant. Nous nous demandons s’ils ne reviendront pas plus tard, perquisitionner nos maisons et nous attraper un par une, quand le soufflé sera retombé…
La nouvelle lune brille dans la nuit au-dessus de l’Assemblée des usages. Sans surprise, les débats sont tendus, nous devons décider si nous voulons recommencer des négociations ou non. La question n’a jamais été de choisir entre négocier et résister, nous avons toujours su que nous devrions faire les deux, mais après tant de journées d’attaques il n’est pas aisé d’accepter de retourner autour de la table. Nous finissons par décider que nous pouvons rencontrer la préfète, pas pour négocier les problèmes de fond, mais pour formuler notre désir que les discussions se poursuivent, ce qui implique que les troupes quittent la zone. « On ne négocie pas avec un flingue pointé sur la tempe », explique un.e des habitant.e.s, mais nous savons que si nous refusons toute rencontre, la machine de Macron pourrait revenir et détruire tout ce qui reste, mettant en jeu des vies et pouvant finir par nous priver de ce territoire sur lequel nous nous sommes tou.te.s trouvé.e.s
Un de mes vieux amis, qui a fait l’expérience des émeutes de 68, m’écrit. Dans sa lettre, il explique simplement « la zad n’aura jamais de fin, elle changera juste de forme ». Et il a raison. Les liens que nous entretenons avec ce territoire sur lequel nous sommes parvenu-e-s à bousculer notre dépendance à l’économie et à l’état, nous rapprochent les un.e.s des autres, quelles que soient nos divergences politiques. Notre amour pour ce terrain de jeu immense qui nous inspire pour nous organiser ensemble, ce désir profond pour cette zone humide qui irrigue nos imaginaires : il ne s’agit pas d’abstractions mais de sentiments qui sont profondément ancrés dans nos expériences de ce bocage et dans toutes les expérimentations qui en émergent. Ce lieu nous enjoint à recomposer, à renouveler, à avoir le courage de remettre en question nos idées politiques, à nous dépasser pour aller plus loin que nous le pensions possible, à nous ouvrir au-delà d’un ghetto radical ou d’une utopie enfermée dans sa bulle. Malgré nos barricades et la diversité des formes de désobéissance, si l’état veut vraiment éradiquer l’ensemble de la zad, il le peut. Chacun.e perdrait alors habitation, atelier, champs, outils et nous serions probablement interdit.e.s de séjour dans la région (pratique courante ici en France). Dispersé.e.s à travers le pays sans lieu qui nous permettrait de faire pousser nos racines collectives, nous perdrions toute notre puissance. Nous savons que changer de forme est douloureux, mais à l’instar d’un caméléon changeant ses couleurs, nous devons trouver des manières de protéger ce territoire et de camoufler son potentiel révolutionnaire loin des yeux de l’état. Si nous voulons rester, nous devons trouver un compromis tout en refusant de renoncer à nos communs.

JOUR 14 : Dimanche 22 Avril – L’art de changer de forme
Une semaine a passé. Au petit-déjeuner, Paul me raconte ses aventures de la nuit. « C’était comme si nous étions en train de braquer une banque. Si bien organisé.e.s, habillé.e.s de noir, avec des lampes frontales, des cartes, des guetteurs et des guetteuses, etc. Sauf que nous ne faisions rien d’autre qu’évacuer les ruches des jardins et des lieux de vie détruits, pour les emmener hors de la zone ». Il sourit « nous devions les transporter remplies de leurs abeilles à travers les haies, au-delà des lignes de police ». Les journées sont maintenant plus calmes. Il y a moins de flics sur la zone, et on entend davantage le chant des oiseaux que le son des explosions. Le cycle de construction de barricades et de leur destruction s’est ralenti, en partie parce que surla route principale la police a amené des bennes gigantesques pour évacuer le matériel. Dans les chemins plus étroits, les barricades restent.

La reprise des négociations mercredi s’est mal passée. Rien n’a changé, malgré la présence de l’ex-animateur de télé Nicolas Hulot, aujourd’hui ministre de la Transition écologique, en charge du dossier zad depuis l’élection de Macron. Il est spécialement venu à Nantes en jet présidentiel. Après nous avoir rencontré.e.s, il donne une conférence de presse dans les riches salons de la préfecture. La ligne dure du gouvernement est maintenue, les droits de propriété et le marché règnent, il n’y aura pas de contrat global ou collectif pour la terre, nous devons donner des noms individuels et les parcelles de terre correspondantes avant le 23, ou bien nous serons expulsé.e.s. Il achève sa rhétorique belliqueuse en expliquant que «l’écologie n’est pas l’anarchie».
Ce n’est pas une surprise de la part d’un homme dont «l’écologie» implique de posséder six voitures, de signer des permis d’exploration pétrolière et de soutenir la poubelle nucléaire de Bure. Hulot n’est rien d’autre que le parement « vert » du « make the planet great again », soit la version Macron du capitalisme vert néolibéral et autoritaire. Mais sa déclaration montre son ignorance absolue de l’histoire de la pensée écologique et anarchiste. Parmi les premier.e.s théoricien.ne.s de la pensée écologique beaucoup étaient anarchistes. Élisée Reclus, géographe et poète de renommée mondiale, dont la belle idée que les humains sont simplement «la nature qui prend conscience d’elle-même», a combattu sur les barricades de la Commune de Paris en 1871. Peter Kropotkin, géographe du XIXe siècle, a passé de nombreuses années en prison et en exil en raison de ses idées politiques, mais il était reconnu dans les cercles scientifiques comme l’un des premiers défenseurs de l’idée que l’évolution n’est pas une guerre compétitive et sanguinaire, mais qu’au contraire, elle est basée sur la coopération, qu’il appelle « l’entraide mutuelle« . À partir des années 1950, le philosophe politique américain Murray Bookchin (désormais connu pour l’influence que sa pensée a sur la tentative kurde de construire une forme non-étatique de fédéralisme municipal, dans le territoire autonome du Rojava – Nord de la Syrie) a conjugué écologie et anarchie. Au cœur de son écologie sociale, on trouve l’idée que nous, les humain.e.s, dominons et détruisons la nature parce que nous nous dominons nous même ( « L’obligation faite à l’homme de dominer la nature découle directement de la domination de l’homme sur l’homme »). Pour éviter l’effondrement écologique, nous devons donc nous débarrasser de toutes forme de hiérarchie – des hommes sur les femmes, des vieux sur les jeunes, des blanc.he.s sur les personnes de couleur, des riches sur les pauvres.
Pour Bookchin, le principal enseignement à recevoir du monde naturel, c’est la nécessité d’abandonner l’idée de différence, pour reprendre le concept d’unité dans la diversité, un concept pratiqué par nombre de sociétés organiques d’échelle réduite. La diversité est ici vue comme la puissance fondamentale de tout bio-système. Il avait en tête un monde qui ne serait ni capitaliste ni communiste, un monde qu’il qualifiait de « communaliste ». « Le travail à accomplir pour rétablir le principe écologique de l’unité dans la diversité peut aujourd’hui être qualifié de travail social : c’est le travail révolutionnaire consistant à réarranger les sensibilités pour réarranger le monde réel ». Pour lui la question sociale n’est plus , comme l’affirmait Rosa Luxembourg, « Socialisme ou barbarie », c’est : « Anarchie ou extinction ».
Quand on habite vraiment un écosystème, on se rend vite compte que la vie n’a ni centre de contrôle, ni hiérarchie, ni chefs, ni patrons, ni gouvernements ni président. Toutes les formes de vie sont des formes d’autogestion de communs – liées par des liens profonds, interdépendantes, toujours changeante, toujours incorporées et enchevêtrées les unes dans les autres. Des cellules au bout de mes doigts aux vers du jardin, des arbres de la forêt de Rohanne aux bactéries des tes intestins, toutes participent du même commun. Andreas Weber, biologiste et théoricien de la culture, affirme que toutes les formes de vie « sont continuellement en train de médier des relations de l’une à l’autre. Ces relation ont un aspect matériel mais elles incarnent aussi du sens, celui de la vie et de la notion d’appartenance à un lieu». Plus on étudie la complexité du vivant, plus on est capable de comprendre comment devenir « commonner », partie prenante d’un commun, commun habiter un lieu et se rendre compte que la séparation de l’individu et du tout n’est que fiction.

Selon Weber, « Dans les communs écologiques, une multitude d’individus et d’espèces variées entretiennent des relations diverses entre elles et eux. – compétition et coopération, partenariat et hostilité prédatrice, productivité et destruction. Toutes ces relations suivent pourtant un grand principe : seuls survivent et se déploient les comportements qui permettent la productivité à long terme du système dans son ensemble, ceux qui ne nuisent pas à la capacité de ce dernier à s’auto-produire. L’individu ne peu se produire que si le système dans son ensemble peut se produire. La liberté écologique obéit toujours à ce principe de base. »
Ainsi, la véritable liberté ne réside pas dans la capacité d’un individu à opérer indépendamment de toute contrainte, elle réside dans les relations mutuellement bénéfiques qui lient les personnes et les habitats et qui les nourrissent matériellement et psychologiquement. Sans lien avec sa nourriture, on meurt de faim, sans lien avec des amours, on meurt de tristesse. Nous ne sommes libres que par nos liens. La liberté, ce n’est pas briser ses chaînes, c’est les changer en racines et veines de vitalité qui nous connectent par le partage et les flux et nous permettent de changer et d’évoluer en commun.
Depuis l’abandon du projet d’aéroport, le processus de changement commun sur la zad a été douloureux. Sur la zone, une fracture oppose souvent d’une part ceux qui se battent en tentant d’interpréter le terrain et d’inventer quelque chose de neuf, forcément hybride et désordonné mais qui colle à la situation et ceux qui, d’autre part, souhaite maintenir une posture de radicalité pure, fondée davantage sur des idéologies hors-sol que sur la complexité du moment présent, de l’ici et maintenant, des rapport de force que nous tenons ou ne tenons pas. En 1968, Bookchin demandait : « Quand commencerons-nous à apprendre de ce qui naît plutôt que de ce qui est en train de mourir ? ». C’est une question qui a toute sa pertinence aujourd’hui sur la ZAD.

Les lignes ont très vite bougé. Après l’ultimatum de Hulot, une annonce du ministère a laissé entendre que le Premier Ministre et le Ministre de l’Intérieur étaient sur le pied de guerre, prêts à se lancer dans l’expulsion de toute la zone le jour de la date limite, le lundi 23.
Lors de la reprise des négociations mercredi, une rencontre technique entre notre délégation et les bureaucrates, qui voient le problème sous un angle purement foncier et agricole, a été fixée pour deux jours plus tard, le vendredi 20. Une fois de plus c’est la corde raide, ce moment de pourparler pourrait bien être le dernier avant une attaque de grande échelle, une bataille que, comme le savent la plupart d’entre nous qui vivons sur la zone, nous ne pouvons gagner, quelle que soit la taille de nos barricades.
L’assemblée des Usage fait alors un pari fou, un changement de paradigme tactique. Nous décidons de soumettre les formulaires le vendredi, mais en les subvertissant. Nos formulaires montreront que oui, nous pouvons remplir les cases rigides de l’état et des ses projets individuels s’ils y tiennent, mais que non, dans le bocage rien ne peut être pris séparément, que tout est interdépendant. Simultanément, nous lançons un appel à toutes et tous de venir défendre le territoire à partir de lundi si l’état attaque quand même. C’est la logique du hacker, qui s’empare de qu’il y a pour lui donner un nouvel usage, en changer la fonction.
Le magie de la zad se met alors en action, d’une manière encore un fois inattendue. On met en place un bureau de rédaction des formulaires dans la bibliothèque et la maison qui l’héberge devient, 24h durant, une fourmilière chaotique. Des dizaines de personnes courent dans tous les sens avec des feuilles de papier blanc, rédigent au clavier, produisent des réunions, étudient les cartes de la zone, téléphone, des camarades versés dans la loi et l’administration conseillent tout ce petit monde. Le vendredi après-midi, alors que la réunion à la préfecture débute, un énorme de dossier relié de noir est remis. Il contient 40 projets, chacun associé à un nom et à des parcelles, mais aucun nom n’est attaché à une parcelle, aucune parcelle n’est affecté à un nom. Une cartographie colorée de la ZAD est attachée au dossier, pour illustrer la nature interdépendante et coopérative de ces projets, qu’il s’agisse d’une école de bergerie ou d’une bibliothèque, d’un verger ou d’un groupe de sport, d’un garage ou d’une ferme à escargots, de produire de l’huile de tournesol ou d’élever ensemble des enfants. Des 70 lieux de la zone, 63 sont couverts par les formulaires, les 7 restant ayant choisir de ne pas faire le pari des barricades de papier. Les barricades de papier, c’est moins drôle que les barricades dans la rue, bien sûr, mais cette fois ce sont peut-être elles qui permettront à la zad d’échapper au destin funeste d’orgasme de l’histoire, de devenir autre chose qu’encore une Commune qui brilla brièvement pour finir dans un bain de sang, encore une histoire de liberté martyre sacrifiée à l’autel du purisme révolutionnaire. La zad a toujours tenté de dépasser le stade de TAZ (Zone Autonome Temporaire, Hakim Bey) de s’inscrire dans une ZAP (Zone Autonome Permanente) et ce désir est incarné par les maisons en dur, les vignes, les projets d’agriculture à long terme que nous avons implanté vers la victoire depuis 5 ans.
Nous ne pouvons pas laisser tomber les liens que nous avons tissés ici avec les locaux, les paysans des alentours, les retraités, les travailleurs de villes, les vagabonds de toute sorte, les étudiant de Nantes, les jeunes, les hiboux, les salamandres noires, les vieux chênes noueux, la boue. Nous ne tenons que par ces amitiés profondes et ces réseaux de luttes que nous avons nourris avec tant d’intensité depuis dix ans, nous devons tout faire pour les maintenir.
Les bureaucrates de l’état ont été surpris. Certains ont même été ravis. La préfète a semblé soulagée. Au sortir de la réunion, notre délégation déclare a la presse que « nous avons répondu aux injonctions de l’état car nous souhaitons faire cesser l’escalade de la tension et trouver enfin le temps du dialogue et de la construction » et précise que « Si on retire un seul élément du collectif, il ne peut plus fonctionner. Il est désormais du ressort de l’état de négocier. »
Alors que j’approche de la fin de ce texte, l’hélicoptère revient, l’angoisse m’envahit de nouveau. Il passe un long moment à survoler la zone, observant ce bocage rebelle qu’il entend reprendre sous son joug. Peut-être est-il en train d’ourdir une dernière revanche sur les communs, qui sait. Nous savons seulement qu’au cours des deux dernières semaines, nous nous sommes battus avec toutes les armes estimions possibles, y compris l’inattendu. Nous attendons maintenant de savoir si le pari sera gagnant…
P.S
Le 26 avril, trois jours après la publication de la version anglaise de ce texte, le Premier Ministre annonce une trêve des expulsions au moins jusqu’au 14 mai, pour laisser le temps à la régularisation des occupants qui ont rempli les formulaires. Selon le Ministre de l’Intérieur, « Tout avance calmement dans la sérénité, comme toujours ». Cela ne les a pas empêchés de nous noyer de gaz lacrymogène ce matin pour détruire les barricades. Le pari semble au moins nous avoir permis de reprendre notre souffle, même s’ils persistent à vouloir trier les « bons », qui ont choisi la « bonne voie » et les mauvais « illégaux », une dichotomie que nous persistons, nous, à réfuter.
Traduit de l’anglais par Benoît Gaillard, relecture NicoNicoNico.
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